Néanmoins, quand vint, pour les nouveaux époux, le moment de monter en voiture à destination de l’hôtel des Réservoirs, à Versailles, où ils passeraient leur première soirée avant de partir pour la Touraine, Alexandra, prise d’une soudaine émotion, eut peine à retenir ses larmes. Elle avait l’impression que les liens si étroits qui l’unissaient à sa tante venaient de se détendre : l’Amérique, une fois de plus, perdait une de ses filles au profit de la France. Miss Forbes venait de disparaître pour faire place à Mme Rivaud et elle en eut la conscience aiguë presque douloureuse.
Sans doute Amity éprouva-t-elle quelque chose d’analogue car elle serra très fort sa nièce dans ses bras puis se tournant vers Cordélia :
— Je vous la confie ! Veillez bien sur elle car j’ai peur qu’en dépit de quatre ans de différence, elle ne soit plus enfant que vous…
— Soyez sans crainte ! Et ne pensez plus à nous pendant votre joli voyage ! Dites-vous que nous allons bien nous amuser à Venise… et que j’aime beaucoup ma belle-sœur, ajouta-t-elle en passant sous le bras d’Alexandra un bras chaleureux.
De son côté, Nicolas fit à sa nouvelle nièce des adieux affectueux :
— Ne m’en veuillez pas trop de vous la prendre ! Je vais faire de mon mieux pour la rendre heureuse et en outre vous ne la perdrez pas tout à fait. Nous serons à Paris le 1er août pour nous préparer à vous accompagner en Amérique.
— Eh bien ! fit sa sœur, il ne me reste pas grand-chose à dire sinon que je vous souhaite beaucoup de bonheur. Quant à vous, ma chère enfant, si après toutes ces festivités vous souhaitiez un séjour tranquille et reposant en face d’une des plus belles baies du monde, sachez que Cannes et ma maison seront toujours heureuses de vous recevoir…
Ce fut le mot de la fin. On se sépara : les trois Américains regagnaient le Ritz, les d’Orignac partaient pour leur domaine des bords de la Dordogne, le marquis de Modène pour Vichy et Robert de Montesquiou pour Deauville. Durant quelques semaines, Paris devrait se contenter de ses habitants ordinaires, de ses monuments et des touristes étrangers. Sa beauté n’en serait pas affectée mais il lui manquerait cet air d’élégance et de folie, ces beaux équipages et ces grandes coquettes qui lui donnaient ce charme inimitable et un peu pervers. Encore quelques jours et les théâtres afficheraient « Relâche ». Le temps des vacances commençait pour une haute société que la grande revue et les lampions du 14 juillet, ses flonflons et ses bals auraient fait fuir de toute façon : les descendants des victimes de la Révolution n’étaient guère enclins à célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille.
Trois jours après le mariage, l’oncle Stanley repartait pour les États-Unis cependant qu’Alexandra et Délia se dirigeaient vers Venise.
CHAPITRE X
LA NUIT DU RÉDEMPTEUR
Il était onze heures du soir et tout Venise s’éparpillait sur la lagune. Des grappes humaines encombraient les gondoles et le Grand Canal était plus animé que la Merceria en fin d’après-midi. Toutes les embarcations se dirigeaient vers l’île de la Giudecca et l’église du Rédempteur dont le dôme si pur s’éclairerait tout à l’heure des fusées et des soleils d’un immense feu d’artifice. Des barques, des pontons où des familles entières avaient pris place s’étaient transformés en restaurants flottants où l’on mangeait au son de la musique. Des lanternes brillaient au front des palais comme de grandes ferronnières ainsi qu’à la poupe des petits bateaux décorés de feuillages et de fleurs. Les accords des mandolines et des guitares rejoignaient ceux, plus populaires, des accordéons et, jusqu’au lever du soleil, Venise allait chanter de joie en errant sur le flot paisible, un verre de chianti à la main. Ce soir, il n’y avait qu’un seul peuple, une seule liesse unissant le patricien et le gondolier dansant à l’arrière de sa mince embarcation. La même frénésie de plaisir émanait des demeures les plus nobles comme des masures de l’ancien ghetto tous enveloppés fraternellement dans la douceur d’une nuit quasi orientale embrasée par les flammes des torches, les lampions, les quinquets et les chandeliers que l’on avait allumés un peu partout depuis les hautes cheminées à entonnoir jusqu’au ras de l’eau. Cette fête émouvante commémorait depuis des siècles la fin de la peste de 1577 qui fit cinquante mille morts parmi lesquels le divin Titien alors âgé de 99 ans.
Dès le matin, comme pour la Fête-Dieu, Venise la pieuse brandissait ses étendards, ses reliques, ses images saintes et ses croix sous lesquels défilaient les corporations, les chanoines en rochet, les moines de tous les couvents et le clergé des églises paroissiales somptueusement vêtu de drap d’or semé de perles et de gemmes. Mais, au lieu de s’embarquer, le cortège franchissait à pied, sur un pont de bateaux long de près de cent mètres et large de trois, d’abord le Grand Canal puis celui de la Giudecca. Le Doge, alors, tout de blanc vêtu, un manteau de brocart d’argent agrafé aux épaules, s’engageait à son tour sur la passerelle avec les sénateurs vêtus d’écarlate et les ambassadeurs étrangers au son des cloches de toute la ville, des trompettes et du grondement des canons…
Cela c’était autrefois. Il n’y avait plus de Doge, plus de sénateurs et le Grand Livre d’Or était parti aux mains d’un conquérant, mais Venise aurait cru perdre son âme si elle n’avait perpétué le fabuleux souvenir de ces heures inimitables.
Debout sur le balcon flamboyant du palais Orseolo, Alexandra regardait la foule des embarcations pavoisées et illuminées glisser doucement sur l’eau étoilée cependant que, devant le perron dont les marches s’enfonçaient dans le canal, des gondoles somptueuses déversaient des personnages de légende. Sous les feux de la vieille demeure illuminée, les satins et les velours luisaient, les perles des turbans, les broderies des pourpoints, les pierreries des parures scintillaient en un kaléidoscope de reflets, d’éclats et de miroitements. Un à un les esquifs accostaient auprès des palli enrubannés de noir et de blanc et, dans les jeux d’ombres et de lumières des torches haut levées par des valets en tabards armoriés et toquets emplumés, on voyait paraître puis disparaître sous le portail du palais le flot des invités à la grande soirée que le comte et la comtesse Orseolo donnaient en l’honneur de leurs amies américaines. Pour quelques heures les fastes de la Sérénissime au temps où elle était la porte de l’Orient et où ses navires parcouraient les mers jusqu’aux terres les plus lointaines ressuscitaient pour les yeux émerveillés de leurs invitées.
Le bal commençait seulement et Alexandra ne se lassait pas du spectacle de ces arrivées successives sans songer un seul instant que, debout à ce balcon ancien où les flammes des pots à feu l’éclairaient doucement, elle ajoutait à la façade du vieux palais un merveilleux ornement. Son immense robe de satin corail, toute brodée d’or, ainsi que ses amples manches à crevés, ouvrait sur des fonds de satin blanc. Une résille d’or retombant sur ses épaules nues emprisonnait une partie de ses magnifiques cheveux où couraient des fils de perles. D’autres perles encore à ses poignets, à ses oreilles en lourdes girandoles et à ses doigts aux ongles roses, mais aucun bijou ne déparait la splendeur de son décolleté qui semblait offrir ses seins dans une douce corbeille de satin et d’or… Bien des regards se levaient vers elle et elle trouvait un vif plaisir féminin dans l’admiration qu’elle y lisait.