Quand, une fois prête, elle se regarda dans son miroir, elle pensa avec juste raison qu’elle n’avait jamais été plus à son avantage. La robe de tulle noir qu’elle avait choisie était d’une extrême simplicité. Supportant parfaitement l’audacieuse absence de corset que la jeune femme s’était permise, elle épousait étroitement son corps de la poitrine aux genoux où elle s’évasait en un bouillonnement qui s’allongeait en traîne. Les épaules et la gorge jaillissaient d’un énorme ruché affreusement hypocrite dont les caprices découvraient ou voilaient des seins parfaits. Dans ses cheveux coiffés lâche et descendant sur le cou, à l’encontre de la mode, en un lourd chignon, elle piqua des étoiles de diamants, accrocha à ses oreilles de longues girandoles assorties, rejeta tout collier qui eût fait son buste moins nu, se contentant d’épingler un bouquet d’autres étoiles au creux profond du décolleté.
En contemplant son visage, Alexandra pensa qu’il avait changé. La douleur d’amour le rendait plus vivant et plus sensible. Il avait perdu cette orgueilleuse sûreté de soi qui lui faisait considérer les hommes comme une sorte de gibier… Elle était plus que jamais prête à conquérir mais aussi à se laisser vaincre. En fait, elle ne désirait rien d’autre.
À la manière des belles coureuses d’aventures du temps jadis, elle s’enveloppa dans une ample et légère mante de soie dont elle baissa le capuchon, regrettant presque que le temps des masques fût passé… En descendant rejoindre sa gondole, le cœur lui battait un peu vite mais c’était une sensation délicieuse car il semblait à la jeune femme qu’elle était au seuil d’instants merveilleux. Néanmoins, ce fut d’une voix ferme qu’elle ordonna à Beppo de la conduire au palais Morosini. L’idée ne lui venait même pas que Fontsommes pût être absent. Il était là, il ne pouvait pas ne pas être là puisqu’elle venait à lui. Et, de fait, quand un grand laquais en costume amarante lui offrit la main pour l’aider à poser sur le débarcadère son pied chaussé de satin, il déclara que « Monsieur le duc était là ».
Un instant plus tard, dans une large galerie décorée de rostres et d’anciennes lanternes de navire, le valet ouvrit devant elle une haute porte donnant sur une bibliothèque, près de la cheminée où Jean, en habit, se tenait debout, fumant un cigare.
— Entrez ! dit-il simplement. Je vous attendais.
CHAPITRE XI
LA FUITE EN AVANT
Avec ses fenêtres gothiques, les caissons enluminés du plafond et ses milliers de livres reliés de cuirs précieux, la pièce était d’une rare beauté. Le portrait d’un doge en formait le point d’orgue. Alexandra embrassa cet ensemble d’un coup d’œil tandis que Jean venait à elle après avoir jeté son cigare dans la cheminée. Il s’inclina et prit pour la baiser la main qu’on lui tendait.
— Comment pouviez-vous m’attendre ? fit la jeune femme. Je n’ai pas annoncé ma visite.
— Disons que je l’espérais. Sinon, je comptais me rendre demain au Danieli pour vous demander audience.
Elle frissonna légèrement quand les mains du jeune homme l’effleurèrent en la débarrassant de sa mante et surtout quand elle put lire dans son regard qu’il appréciait l’image qu’elle lui offrait.
— Il semble, dit-il avec un sourire, que vous possédiez le pouvoir d’être toujours plus belle lorsque nous nous rencontrons. Je m’en réjouis puisque nous allons tisser entre nous des liens de famille.
Le mot et surtout ce qu’il évoquait rendit à la jeune femme son irritation.
— Nous n’en sommes pas là, fit-elle sèchement. Et je suis venue vous demander de mettre un terme à cette comédie.
— Il ne s’agit pas d’une comédie.
— Vous osez me dire cela en face après ce qui s’est passé entre nous ?
— Mais il ne s’est rien passé entre nous, fit-il avec une grande douceur. J’avoue l’avoir profondément regretté et je reconnais bien volontiers aussi que vous m’avez fait souffrir. À présent je vous remercie d’avoir montré de la raison pour deux. Et si je voulais me rendre auprès de vous demain, c’était pour implorer de vous mon pardon.
— L’amour n’a pas besoin de pardon, murmura-t-elle avec une tristesse qui n’échappa pas au jeune homme. Et vous prétendiez m’aimer ?
— J’étais sincère. Vous m’aviez fait perdre la tête. Depuis notre rencontre, j’ai connu durant des semaines des alternances d’espoir et de rage au point de ne plus penser ni agir que pour vous conquérir. Vous avoir à moi, vous faire mienne était mon unique espérance, mon unique désir. Je vous ai voulue de toutes mes forces… au point d’aller jusqu’à vous offrir le mariage, à vous… une femme mariée… Je me suis couvert de ridicule.
— La sincérité n’est jamais ridicule. Malheureusement, je n’y croyais pas…
— C’est, madame, de la fausse modestie ou de l’inconscience. Votre miroir ne vous dit-il pas chaque jour à quel point vous êtes séduisante ? Mon excuse vient de ce que je me suis complètement trompé sur vous, mais comment imaginer que sous une beauté aussi brûlante que la vôtre court un sang glacé ? Il est vrai que je ne connais guère les Américaines. Il paraît que chez vous le flirt représente un passe-temps et rien de plus…
— Ne confondez-vous pas la froideur et l’honnêteté ? Ce que chez vous l’on appelle la vertu ?
— Avec une femme telle que vous on ne peut que confondre. Les femmes vertueuses que je connais – et croyez-moi, il y en a ! – ne s’amuseraient jamais à ces jeux cruels qui consistent à affoler un malheureux pour le repousser ensuite avec un entier dédain…
Alexandra haussa les épaules et, quittant le siège qu’il lui avait offert, se dirigea vers l’une des fenêtres pour contempler les reflets des lumières dans l’eau du Grand Canal :
— Cela tient peut-être à ce que, gâté par trop de femmes, vous êtes trop sûr de vous. Dès le début de nos relations je vous ai laissé entendre que je n’étais pas accessible.
— Alors il fallait cesser de me voir au lieu de m’attirer ; il fallait me tourner le dos à chacune de nos rencontres et ne pas accepter mes hommages comme vous l’avez fait ; il fallait refuser de danser avec moi et Dieu sait si nous avons dansé souvent ! Avez-vous oublié avec quel abandon vous vous laissiez emporter par moi ? Mais, avouez-le, vous preniez plaisir à me tourner la tête.
— Il n’a jamais été défendu à une femme d’être un peu coquette…
— Un peu ? Vous l’êtes effroyablement… et ne me dites pas qu’il s’agit là d’une qualité commune à toutes les Américaines ? Dolly d’Orignac et Elaine Orseolo sont la preuve du contraire.
— N’est-ce pas un peu facile de me traiter en coupable après la façon dont vous vous êtes conduit, après surtout ce que vous venez de faire ?
— Si vous voulez parler de Délia, je l’aime, tout simplement.
— Un sentiment un peu soudain ?
— Nul n’est maître de son cœur. Je ne m’attendais pas à le voir m’échapper hier.
— Et vous êtes bien certain cette fois qu’il s’agit d’amour ? Vous semblez confondre assez facilement, il me semble ?
— Je l’avoue, avec vous j’ai confondu l’amour et le désir. Ce que j’éprouve pour elle est bien différent. Je la trouve exquise… pleine de vie et de grâce. Elle incarne le rêve que tout homme porte en lui lorsqu’il évoque celle à laquelle il souhaite consacrer sa vie. En outre, elle est, je crois, prête pour l’amour, ce que – pardonnez ma brutalité – vous ne serez jamais…