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Le voyage fut à son goût. Aucune personne de connaissance ne se trouvait dans sa voiture et elle put jouir d’un vrai repos en regardant défiler les paysages du nord de l’Autriche et de la Bavière. Elle dormit aussi comme une enfant et, lorsque l’Orient-Express, avec une exactitude d’horloge, entra en gare de l’Est le lendemain à 7 h 25 du matin, elle se sentait extraordinairement fraîche et reposée, consciente d’avoir établi une grande distance entre elle et ceux qui lui avaient fait tant de mal. Et puis, il avait plu la veille et Paris, lavé de frais, s’offrit à elle sous un joyeux soleil. Elle lui sourit à travers les vitres du fiacre en se promettant de profiter de ces derniers jours pour revoir les endroits qu’elle aimait et visiter ce qu’une intense vie mondaine l’avait empêchée de découvrir.

À l’hôtel où elle fut reçue avec le respect chaleureux que l’on réserve à une jolie femme et à une fidèle cliente, de nombreuses lettres l’attendaient car elle avait défendu que l’on fît suivre son courrier mais son cœur battit plus vite en découvrant qu’il y avait parmi elles une enveloppe portant l’écriture de Jonathan.

Sans même prendre le temps d’ôter son chapeau et son cache-poussière, elle se déganta vivement, saisit le coupe-papier de jade vert et ouvrit la missive. Elle contenait deux feuillets et un carré de papier journal qu’elle reconnut avec horreur : c’était l’article de Jean Lorrain.

« Chère Alexandra, écrivait Jonathan, je ne vous envoie pas ce vilain papier pour vous faire de la peine ou pour éveiller en vous des remords mais pour que vous compreniez mieux la décision que je vais prendre. C’est avec une profonde inquiétude dont je ne vous ai rien dit que je vous ai laissée partir pour l’Europe. Quelque chose me soufflait que j’allais vous perdre. En effet, j’ai toujours su que je n’étais pas celui dont vous rêviez. Trop âgé pour votre jeunesse, trop occupé pour vous entourer comme je l’aurais voulu ! D’autre part je n’ai jamais réussi à vous montrer les sentiments que vous m’inspirez : je suis trop maladroit pour cela.

« Lorsque nous nous sommes mariés, je n’arrivais pas à croire à ma chance et, je vous l’avoue, votre extraordinaire beauté dont j’étais si fier me faisait un peu peur. Vous m’impressionniez, voilà le mot et dans nos instants d’intimité je me sentais gauche et comme paralysé… Mais n’épiloguons pas plus avant. Je veux avant tout votre bonheur et je vous rends votre liberté. Notre divorce se fera sans éclats et sans tapage pour ne pas nuire à votre futur état non plus qu’à ma position. Mes avocats recevront des instructions précises à ce sujet afin que notre séparation se fasse à l’amiable et sans léser en quoi que ce soit vos intérêts… Votre famille se chargera volontiers, je pense, de tous les détails qui pourraient vous être désagréables. Il vaut mieux en effet que vous ne rentriez pas en Amérique avant quelque temps.

« Ne vous donnez pas la peine de m’écrire pour des explications bien inutiles et des excuses qui ne serviraient à rien. D’ailleurs je compte m’éloigner de New York durant quelques semaines. Vous comprendrez sans peine que j’aie besoin de calme et de silence. Notre correspondance passera désormais par le cabinet juridique dont je vous joins l’adresse.

« Je déplore seulement, ma chère, que vous n’ayez pas eu assez de confiance en moi pour m’apprendre vous-même que vous aviez fait choix d’un autre et si je n’ai pas le courage de vous souhaiter beaucoup de bonheur, j’aurai celui de vous dire : Bonne chance ! »

Un long moment, Alexandra resta sur place, pétrifiée, serrant la terrible lettre entre ses doigts crispés. Puis, d’un pas de somnambule, elle marcha vers sa chambre et s’abattit enfin sur son lit, secouée de sanglots si violents que, lorsqu’ils cessèrent après un long temps, ils ne lui apportèrent pas le soulagement habituel.

Le même jour mais quelques heures plus tard, Antoine Laurens tournait le coin de la rue Campagne-Première et du nouveau boulevard Montparnasse. Il était rentré la veille même d’une expédition qui ne l’avait pas conduit plus loin que Moscou et Saint-Pétersbourg car, arrivé là-bas, il avait trouvé chez l’ambassadeur de France une dépêche du colonel Guérard disant, en quelque sorte, qu’il y avait maldonne et que ses services hautement qualifiés n’auraient pas leur emploi sur le théâtre des opérations russo-japonaises. Comme officiellement il voyageait toujours sous la couverture de son art, il ne pouvait repartir aussi vite et Antoine eut l’occasion de faire quelques portraits dans la haute société. Il passa des jours agréables et même quelques heures charmantes en compagnie d’une danseuse du Kirov.

Comme il rapportait aussi quelques « souvenirs », sa première visite avait été pour la Closerie des Lilas où il espérait rencontrer le père Moineau. Or, on ne l’avait pas vu de la journée et même Lucien se montrait inquiet : lorsque son plus fidèle client devait s’absenter, il prévenait.

— Je vais aller jusque chez lui voir s’il n’est pas malade, assura Antoine et, quelques minutes plus tard, il abordait la petite rue tranquille où son vieil ami logeait au premier étage d’une maison bourgeoise derrière laquelle il y avait un jardin. Toute l’animation de cette artère quasi provinciale et presque campagnarde venait d’un centre d’équitation et du Dépôt des Petites-Voitures flanqué d’un café où les cochers se retrouvaient. En dehors de cela, elle était surtout fréquentée par les femmes allant aux provisions et par les chats du quartier. Aussi Antoine fut-il plutôt surpris de voir, sur le pas de la porte de son vieil ami, la concierge, le chignon en bataille, discutant avec un sergent de ville et ne s’interrompant que pour pleurer dans un grand mouchoir à carreaux. Il s’approcha néanmoins, pensant que la bonne femme avait dû se faire voler quelque chose et contait ses malheurs au fonctionnaire idoine, mais quand il voulut franchir le seuil l’agent l’arrêta poliment en touchant son képi :

— Sauf vot’respect, monsieur, où est-ce que vous allez ?

— Voir un ami.

— Et qui ça ?

— Je vous trouve bien curieux ! fit le peintre surpris et vaguement inquiet. Mais qu’à cela ne tienne ! Le père Moineau, ça vous dit quelque chose ?

Il ne comprit pas ce que lui répondait le sergent de ville parce que la concierge se remettait à pleurer de plus belle tout en se lançant dans une sorte de lamento incompréhensible, mais qui eut pour résultat d’attirer quelqu’un à la fenêtre du premier étage située juste au-dessus de la porte. À son grand étonnement, Antoine reconnut le commissaire Langevin qu’il avait déjà rencontré plusieurs fois.

— Ça va durer longtemps, ce vacarme ?… Tiens, monsieur Laurens ? Que faites-vous par ici ?

— Il veut voir le père Moineau, déclara son subordonné.

— Vraiment ? Donnez-vous donc la peine de monter, cher ami !

Tout cela ne disait rien qui vaille à Antoine, persuadé que le vieux receleur avait de gros ennuis dans lesquels il serait plus sain pour lui de ne pas s’immiscer. Il était même d’autant plus tenté de prendre le large qu’il avait dans sa poche un collier et des boucles d’oreilles en rubis et diamants, tout fraîchement rapportés de Russie sans doute mais dont il eût été bien empêtré d’expliquer ce qu’ils faisaient là. Et le commissaire Langevin était la dernière personne qu’il eût envie de rencontrer mais il n’y avait vraiment pas moyen d’y couper.

Prenant son courage à deux mains, il s’élança dans l’escalier soigneusement ciré qu’il escalada quatre à quatre et trouva le commissaire sur le palier.

— Venez voir ! dit seulement celui-ci.

À sa suite, le peintre franchit la petite entrée étroite et sombre simplement meublée d’un portemanteau, d’un porte-parapluies en cuivre et d’un aspidistra en pot, pénétra dans la salle à manger qui lui faisait suite et recula d’horreur, l’estomac soudain remonté dans la gorge : l’agréable pièce dont il gardait le souvenir avec ses meubles Henri II toujours luisants de bonne santé, sa suspension en verre de couleur, son poêle Godin en céramique brune et son confortable fauteuil Voltaire en velours vert placé près de la fenêtre semblaient avoir subi le passage d’un train. Au milieu d’un monceau de bois éclatés, de vaisselle et de verres brisés d’où le sang dégouttait de toutes parts, le père Moineau gisait les yeux grands ouverts et la gorge tranchée d’une oreille à l’autre. Le corps portait en outre une seconde blessure à la hauteur du cœur.