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Ce n’était pas, et de loin, le premier cadavre qu’Antoine rencontrait. Il avait déjà été confronté à des atrocités mais il se sentit pâlir. En même temps, une froide colère s’emparait de lui qu’il eut peine à dissimuler à l’œil scrutateur du policier.

— Qui a pu faire ça ? murmura-t-il pour lui-même plus que pour l’autre. Le père Moineau n’a jamais fait de mal à personne…

— Vous le connaissiez ?

— Pas vraiment… mais je l’aimais bien. Quand je suis à Paris, il m’arrive souvent d’aller boire un verre à la Closerie des Lilas. On y rencontre des poètes, des peintres comme moi… On y rencontrait aussi le père Moineau. Je suis venu ici parce que le patron de la Closerie m’a dit qu’on ne l’avait pas vu de la journée… Quand est-ce que ça s’est passé ?

— Il n’y a pas très longtemps. Le corps commence seulement à refroidir. Un voisin, en descendant chercher du pain, a vu la porte ouverte, est entré et a donné l’alarme…

— Tout ce gâchis a dû tout de même faire du bruit ?

— Le voisin habite au cinquième et jouait du violon. Quant à la concierge, elle était allée boire un petit verre à l’estaminet des cochers. Mais pour en revenir à votre question de tout à l’heure, je peux au moins vous dire une chose : l’assassin doit être un Chinois ou quelque chose d’approchant.

— Comment savez-vous ça ? On a vu le meurtrier ?

— Non, mais la blessure de la poitrine a été faite avec ceci… qui fixait cela.

Dans la vaste poche de son éternel paletot mastic, Langevin prit un paquet composé de son mouchoir qui enveloppait une sorte d’alène de cordonnier à manche de bois et un morceau de parchemin troué et taché de sang sur lequel deux idéogrammes chinois étaient tracés à l’encre rouge.

— Je crois que le crime est signé, soupira le commissaire. Reste à faire traduire ça !

— Inutile. J’ai souvent vu ces deux signes lorsque j’étais à Pékin enfermé dans les légations assiégées. Cela veut dire « Ts’eu-hi ».

— La vieille impératrice ? Ne me dites pas qu’à son âge elle a traversé la moitié du monde pour venir poignarder un vieux receleur.

— Il est certain que quelqu’un a tué en son nom… mais, ajouta Antoine avec une entière hypocrisie, pourquoi dites-vous que le père Moineau était un receleur ?

— Venez voir !

Langevin ouvrit devant le peintre la seconde porte de l’entrée et découvrit la chambre du vieillard, bouleversée elle aussi. Mais une surprise de taille l’y attendait : un adjoint du commissaire, assis sur un coin du lit éventré, était occupé à répertorier toute une collection de très beaux bijoux au nombre desquels figuraient quelques pièces qu’Antoine lui-même avait volées.

— Vous êtes convaincu ?

— Ça alors ! exhala-t-il avec une entière sincérité : il n’arrivait pas à comprendre en effet comment le vieil homme à la vie si modeste avait pu lui acheter des bijoux qu’il ne revendait pas.

— J’ai peut-être eu tort, d’ailleurs, d’employer le mot receleur, ajoutait Langevin, j’aurais dû dire collectionneur. Ce qui peut paraître surprenant mais si vous ajoutez que ce doux vieillard ami des oiseaux, ce petit rentier si français était en réalité russe, rejeton dévoyé d’une famille fort riche et qu’il se nommait Fédor Apraxine, vous commencerez peut-être à comprendre ? J’ajoute que les journaux connaissaient surtout ce génial dévaliseur de banques sous le nom de l’ « Homme à la casquette » et qu’il y a longtemps que je le cherche…

Pour éviter de répondre, Antoine s’avança dans la chambre jusqu’à l’homme occupé à noter une description rapide des bijoux. Il lui fallait, en effet, le temps de s’habituer car il ne pouvait encore imaginer que ce vieux bonhomme eût été ce Fédor Apraxine que toutes les polices d’Europe avaient recherché en vain : une sorte de génie de la cambriole qui dut, en effet, ramasser une fortune suffisante pour s’adonner à sa passion des pierres précieuses. Mais, au fond, tout était bien ainsi : quelques-unes de ses victimes allaient retrouver leur trésor sans se douter un seul instant qu’elles l’avaient aidé, lui, à rétablir ses domaines… et à se constituer un début de collection. C’était cela d’ailleurs qui les avait rapprochés, lui et Moineau : leur commune passion pour les belles gemmes…

Le policier était en train d’examiner un très beau collier d’émeraudes et de diamants qu’Antoine n’avait jamais volé mais qui ne lui était pas étranger.

— Je connais ce collier, dit-il en enlevant le joyau des mains de l’homme. Il appartient à Mrs Carrington, une de mes amies…

— … à laquelle il a été volé dans un train omnibus reliant Dijon à Lyon, compléta Langevin. J’espérais que ce serait lui mais je n’en étais pas certain. D’autant que le médaillon manque à l’appel.

— Mrs Carrington dans un train omnibus ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Je vais vous raconter ça quand le médecin légiste sera arrivé. Nous avons trouvé tous ces bijoux là où vous les voyez. L’assassin les a dédaignés. Néanmoins je me demande s’il ne cherchait pas uniquement ce médaillon chinois.

— Une pièce de jade blanc sertie d’or et représentant un lotus ?

— Exactement. On l’a volé en même temps que les émeraudes.

— Alors, dit Antoine d’une voix sombre, ne cherchez pas plus loin le mobile du crime. Ce bijou appartenait au trésor de Ts’eu-Hi. C’est lui que l’on voulait… Alexandra a été folle de le garder et plus encore de l’apporter en France. L’étonnant est qu’il ne lui soit rien arrivé à elle.

— Quelle femme extraordinaire ! fit le commissaire avec un demi-sourire. Pas facile de voler quelqu’un qui ne tient pas en place ! J’imagine qu’en la rencontrant, notre Moineau ignorait ce qu’il allait trouver. Il a dû être fasciné par la petite mallette à bijoux qu’elle portait, l’a ouverte pendant qu’elle dormait et s’est contenté de prendre ce qu’il y avait dans le compartiment du dessus… C’était déjà fort beau et sans doute ne voulait-il pas dépouiller complètement une aussi jolie femme. En son temps, il avait une certaine réputation de délicatesse…

Un moment plus tard, le policier et le peintre sortaient de la Taverne du Palais, située en face du Palais de Justice où ils étaient allés s’installer pour boire un café en partageant fraternellement leurs informations.

— Allez-vous faire le voyage de New York pour rapporter sa parure à Mrs Carrington ? demanda Antoine.

— Certainement pas. Elle est peut-être revenue à Paris en ce moment. Elle devait aller visiter Venise avant de rentrer pour rejoindre sa tante, la nouvelle Mme Rivaud…

— Miss Forbes mariée ! s’écria Antoine en riant. Qui aurait jamais imaginé cela ?

— J’ai appris qu’avec les Américaines on pouvait s’attendre à tout mais je vous assure que Nicolas Rivaud, l’un de mes vieux amis, est un gentilhomme à sa manière. En tout cas, ils forment tous deux un couple heureux et vous verrez que « tante Amity » fait une Parisienne très convaincante.