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— Venez tout de même demain matin, ajouta le policier. Notre peintre doit m’apporter le résultat de ses efforts. Ce serait une chance invraisemblable que vous ayez déjà vu le lascar mais, parmi mes relations, vous êtes la seule personne ayant vécu en Chine.

— Commissaire ! soupira le peintre. Est-ce que vous connaissez le nombre exact des Chinois à ce jour ?

— Non et je ne veux pas le savoir. Faites un effort et venez demain !

— Si ça peut vous faire plaisir…

Les bureaux de la Police judiciaire, quai des Orfèvres, n’avaient rien de séduisant : des meubles en bois blanc, des classeurs en carton vert foncé avec des poignées en laiton, des portemanteaux en bois recourbé, des planchers que l’on cirait de temps en temps, des poêles en fonte noire et de la poussière sur le tout. Celui du commissaire principal Langevin se distinguait néanmoins par un bureau couvert de cuir vert fleurant bon la cire fraîche et par un bouquet de marguerites dans un pot de barbotine couleur de laitue. En outre l’odeur de la fumée qui y flottait était celle d’un bon tabac anglais.

Pour une fois, Langevin arborait une mine réjouie :

— J’ai des nouvelles ! claironna-t-il. Notre belle Américaine a renouvelé son exploit du mois de juin en tirant la sonnette d’alarme pour descendre du train à Beaune.

— Je sais ! soupira Antoine en se laissant tomber dans un fauteuil à la moleskine fatiguée.

— Comment avez-vous pu apprendre ça ?

— Pas compliqué ! J’ai un vieil ami conducteur d’un wagon-lit sur le Méditerranée-Express que je suis allé voir hier soir et, par chance, Mrs Carrington voyageait dans sa voiture. Comme c’est la deuxième fois qu’elle lui fait le coup, il commence à être habitué. Par contre, ce qu’il n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi Beaune et pourquoi avec son train ? Je ne vous cache pas que j’ai bien l’intention d’éclaircir ce petit mystère.

— Que comptez-vous faire ?

— Ce soir je coucherai à Dijon et demain je prendrai une voiture pour me rendre à Beaune. La ville n’est pas grande, Dieu merci, et une femme comme Alexandra ne passe pas inaperçue… Vous avez le dessin ?

Pour toute réponse, Langevin tira d’un tiroir une feuille de papier Canson qu’il tendit à son visiteur. Celui-ci considéra attentivement l’étroit visage que l’artiste avait reproduit de son mieux sous le bord gondolé d’un chapeau de feutre et plus il le regardait, plus l’impression de déjà-vu s’ancrait dans son esprit. Et, soudain, sa mémoire lui inspira un geste : tirant un crayon de sa poche, il cacha du pouce le bord du chapeau puis édifia au-dessus un haut chignon d’où partait un piquet d’autruche noir.

— Je peux au moins vous dire une chose : votre meurtrier n’est pas un homme mais une femme…

— Une femme ?… Vous rêvez ?

— Sûrement pas ! Je l’ai vue à l’Opéra, un soir où j’accompagnais Mrs Carrington au début de son séjour. Elle portait une toilette de grand couturier très élégante et de beaux bijoux… et déjà il m’avait semblé la connaître sans parvenir à mettre de l’ordre dans mes souvenirs.

— Mrs Carrington l’a-t-elle vue elle aussi ?

— Oui, mais sans y attacher d’importance… Au fait, je me souviens que, ce soir-là, elle portait le médaillon sur une robe de mousseline assortie à sa couleur bien particulière.

Les deux hommes laissèrent le silence retomber entre eux un instant. Langevin jouait avec un crayon qu’il tapotait sur le cuir de son sous-main. Antoine scrutait le dessin comme s’il cherchait à en extraire un secret.

— Si je comprends bien, soupira le commissaire, ce n’est pas dans les bas-fonds qu’il faut chercher comme j’en avais l’intention mais dans les hôtels de luxe ?

— L’un n’empêche pas l’autre mais cette créature doit être habile et je jurerais bien qu’elle habite une maison particulière ou un appartement. Si seulement je pouvais me rappeler où je l’ai vue ! Vous n’avez qu’un exemplaire de ce portrait ?

— Bien sûr, mais je peux essayer de le faire copier.

— Inutile ! Donnez-moi une feuille de papier et ce crayon que vous malmenez. Je dois être capable de faire ça moi-même.

Un moment plus tard, il quittait le quai des Orfèvres avec, dans sa poche, le dessin qu’il venait de reproduire. Une idée lui était venue tandis qu’il travaillait mais il ne voulait pas en faire part au policier. D’ailleurs il fallait qu’il l’approfondisse et, pour cela, il avait besoin de tranquillité. Le train qui l’emmènerait en Bourgogne ferait l’affaire. Ensuite et une fois Alexandra retrouvée, il pourrait interroger son ami Blanchard qui avait vécu en Chine beaucoup plus longtemps que lui et qui, peut-être, réveillerait ses souvenirs mais il voulait le voir seul à seul. Diriger la police sur lui et sa charmante épouse serait une mauvaise action car la paix de leur ménage avait été chèrement acquise.

Une fois à Beaune, Antoine n’eut pas beaucoup de peine à retrouver Alexandra. En gare de Lyon, avant de prendre son train, il put bavarder quelques instants avec son ami Pierre Bault qui lui confirma les renseignements du commissaire mais en y ajoutant un petit plus :

— Je ne sais pas pourquoi elle a fait cela mais ce que je peux vous dire c’est qu’elle était très malheureuse.

— Et dans le train elle n’a rencontré personne ?

— Personne sinon moi et le serveur qui lui a porté son dîner : elle ne voulait pas aller au wagon-restaurant.

— Aucune explication quand elle a tiré le signal d’alarme ?

— Aucune. Elle avait envie de revoir Beaune.

— C’est un peu mince. Il faudra tout de même faire avec.

Néanmoins ce fut plus facile qu’il ne le pensait. L’excellent Bouju auquel il se présenta comme un parent de la jeune femme le dirigea sur l’hôtel de la Poste et de l’Arbre d’or où Mme Brenet avec beaucoup d’hélas, de soupirs et d’apitoiement sur cette « belle jeune femme à qui l’on aurait acheté sa santé » finit par lui indiquer l’Hôtel-Dieu mais seulement après qu’il eut retenu une chambre pour la nuit.

Lorsque sœur Marie-Gabrielle lui apprit qu’elle avait un visiteur, Alexandra, sans laisser à la religieuse le temps d’aller au bout de sa phrase, commença par refuser de le voir mais quand on lui dit qu’il s’annonçait sous le simple nom de Tony, elle éprouva une grande joie : enfin un ami, un vrai !

— Où est-il ?

— Dans la cour. Il a refusé le parloir en disant que lorsqu’on a la chance de contempler un pareil décor, ce serait un crime de ne pas en profiter. Il vous attend assis sur un muret de la galerie.

— Je le reconnais bien là. C’est un peintre, vous savez ?

Enveloppant sa tête et ses épaules d’une grande écharpe de soie blanche, Alexandra courut rejoindre son visiteur qui, entendant un bruit de pas précipités, se leva juste à temps pour la recevoir dans ses bras et l’empêcher de tomber : son pied venait de buter sur l’un des gros pavés dont elle ne s’était pas méfiée :

— Tony ! soupira-t-elle, quelle joie de vous voir ! Mais comment êtes-vous ici ?

— C’est à vous qu’il faudrait poser la question, Alexandra. Qu’est-ce que vous faites dans un couvent « papiste », vous une hérétique ?

— Vous avez de ces mots ! La Mère Supérieure a les idées plus larges que vous : pour elle il n’y a ici que des malades…

— Et vous êtes malade ? demanda-t-il tout de suite inquiet

— De l’esprit, oui… du cœur aussi peut-être. Je… je ne savais plus où aller… Je me suis soudain retrouvée tellement seule, tellement perdue…

— Comment cela perdue ? Pourquoi ne retournez-vous pas chez vous, à New York ?