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Aucune des assurances que Mme Rivaud lui prodiguait ne réussit à le calmer : entre lui et la meurtrière du père Moineau le combat non seulement n’était pas fini mais ne faisait que commencer…

Lorsque Alexandra sortit enfin du profond sommeil où l’avait plongée la drogue, elle eut la surprise de trouver à son chevet tante Amity et Antoine ainsi que M. Rivaud retour du Bordelais, et ce fut pour lui qu’elle trouva un faible sourire :

— Oncle Nicolas ! soupira-t-elle, vous nous avez beaucoup manqué… vous n’êtes pas trop fatigué ?

— Moi ? Pas du tout… mais c’est gentil de vous en soucier.

— Ce n’est pas gentil, c’est de l’égoïsme ! Il faut que nous partions tout de suite pour l’Amérique. Je veux rentrer chez moi, vous entendez ? Il le faut ! Mon pauvre mari est peut-être mort.

— Mais… où avez-vous pris une chose pareille ?

À mots hachés, entrecoupés et en tremblant de tous ses membres parce qu’elle revivait l’heure abominable vécue dans la péniche, elle raconta ce que la Mandchoue lui avait appris.

— Raisonnez un instant, ma petite ! dit tante Amity en prenant ses mains dans les siennes. La dernière lettre de Jonathan n’est pas si vieille ! Et il semblait en bon état…

— Il y aura bientôt un mois. Vous vous rendez compte ? Un mois ? Cette misérable femme a eu tout le temps de perpétrer sa vengeance. Je vous en supplie, retenez-moi un passage sur le premier bateau et s’il vous est impossible de m’accompagner, je ne vous en voudrai pas.

— Je partirai avec vous, dit Antoine. Vous ne ferez pas ce voyage seule.

— Allons, fit l’oncle Nicolas en riant, que l’on se calme. Si vous voulez nous accompagner, mon cher Laurens, vous serez le bienvenu mais tout est déjà arrangé. Nous embarquons dans deux jours sur la Lorraine où nos passages sont retenus. Mais vous sentirez-vous assez forte, Alexandra ?

— Soyez tranquille ! soupira la jeune femme en se laissant aller sur ses oreillers. Je partirais ce soir même si c’était possible… mais je vous remercie de tout mon cœur. Vous aussi, Tony. C’est bon d’avoir un ami tel que vous.

— J’irai vous voir plus tard en ce cas, pour vous offrir votre portrait que j’achèverai de mémoire.

— Vous me connaissez si bien ?

— Oui… je crois qu’en effet je vous connais très bien à présent et je vous souhaite de tout mon cœur d’être heureuse.

Se penchant brusquement, il posa un baiser sur le front de la jeune femme et quitta la chambre sans se retourner…

Tandis que M. Rivaud courait après lui pour l’escorter jusqu’à la porte, Alexandra retournait dans son esprit les derniers mots du peintre. Être heureuse ? Cela lui serait-il encore possible ?… Sûrement pas s’il était arrivé malheur à Jonathan ! À l’angoisse qu’elle éprouvait, elle mesurait, dépouillée de toutes les mesquineries de l’orgueil, la profondeur du sentiment qui l’attachait encore à son mari. Elle avait souffert – elle souffrait encore d’avoir perdu Fontsommes – mais elle savait à présent qu’il n’y aurait plus de bonheur possible sans Jonathan… Elle le revoyait assis près du miroir de sa chambre dans la lumière douce des lampes voilées de soie, l’enveloppant de son regard souriant et maniant les objets charmants et futiles qui encombraient la table de toilette juponnée de dentelles. Il y avait de la fierté et de l’amour dans ce regard. Pourtant, lorsqu’il venait partager son lit, Jonathan faisait preuve d’une retenue qu’elle jugeait alors normale étant donné son âge et son tempérament plutôt froid. Cela ne la gênait pas, bien au contraire : n’éprouvant pas de grandes sensations au moment de l’étreinte elle lui était plutôt reconnaissante de se comporter en gentleman et de ne pas l’accabler sous des démonstrations hors de saison mais maintenant elle se demandait comment les choses se seraient passées s’il avait brûlé de cette passion qu’elle avait repoussée chez le duc. Une phrase de la dernière lettre lui revint pour la tourmenter : « Vous m’impressionniez, voilà le mot, écrivait Carrington, et dans nos instants d’intimité je me sentais gauche et comme paralysé… » et cette phrase l’accablait. À la lumière de ce qu’elle venait de vivre, Alexandra mesura mieux le malentendu installé entre eux et qu’elle croyait effacer en moissonnant les hommages masculins, en accumulant les flirts et en prenant un plaisir cruel à rejeter ceux qui osaient l’approcher de trop près…

La douleur cuisante de son épaule blessée la ramena à la pénible réalité. En admettant qu’il soit encore en vie et qu’aucune autre femme ne se soit glissée auprès de lui, comment Jonathan accepterait-il que sa beauté dont il avait été si fier fût avilie à ce point ? Marquée ! La Mandchoue l’avait marquée comme une pièce de bétail dans un ranch !

Soudain dévorée par l’envie de constater l’ampleur du dommage, elle se leva, alla dans la salle de bains ou se trouvait un grand miroir à trois faces, fit glisser sa chemise de nuit jusqu’à la taille et voulut défaire le pansement qui enveloppait son épaule, n’y parvint pas, s’énerva et chercha des ciseaux pour couper la bande maintenue par du sparadrap. Tante Amity arriva heureusement à cet instant précis et lui enleva prestement l’outil des mains :

— Hé là ! Que prétendez-vous faire ?

— C’est l’évidence même ! Je veux voir !

— Rien ne presse ! Ce pansement est une œuvre d’art et ce serait un crime de le démolir. Quand le docteur viendra le refaire, il sera bien temps ! De toute façon la brûlure est trop fraîche pour que ce soit beau mais elle guérira…

— Cela ne guérira jamais. Je vais garder une cicatrice qui ne s’effacera pas…

Voyant des larmes jaillir des grands yeux noirs, tante Amity commença par rattacher la chemise de nuit puis prit doucement sa nièce dans ses bras pour qu’elle pût pleurer à son aise :

— Vous n’aurez qu’à considérer cela comme une blessure de guerre ! Evidemment, vous ne pourrez plus vous décolleter jusqu’aux aisselles mais vous pourrez encore montrer vos épaules… Plus modérément.

— Vous dites cela pour me consoler. Tout le dos me brûle !

— C’est normal mais la plaie causée par le fer est grande comme cela, fit Mme Rivaud en formant un cercle avec son pouce et son index. Avec de la patience et du cold-cream vous parviendrez à la dissimuler en grande partie…

— Sauf à un mari ! soupira Alexandra. Quel est l’homme qui pourrait accepter cette flétrissure ? Pas Jonathan, en tout cas !

— Ma chère enfant, à chaque jour suffit sa peine mais si vous songez déjà à vos décolletés c’est que votre âme est moins atteinte que je ne le craignais. À présent retournez donc vous coucher et ne songez qu’à prendre des forces afin d’affronter l’Atlantique en toute sérénité…

— Si seulement il n’y avait que l’Atlantique ! soupira la jeune femme en essuyant une dernière larme. Ce qui m’inquiète le plus c’est ce qui m’attend au-delà.

L’immense hangar à claire-voie qui recouvrait, au Havre, le quai d’embarquement de la Compagnie générale transatlantique – la French Line pour les Américains – grouillait de monde et de bagages que des porteurs convoyaient vers le paquebot relié à la terre par deux passerelles. La longue coque noire de la Lorraine en partance engrangeait ses passagers et son fret comme un coureur engloutit de la nourriture avant de s’élancer pour un long parcours. Ses deux cheminées crachaient une fumée qui se dissolvait dans le ciel gris qu’elle fonçait à peine. Le temps n’était pas beau. L’été qui avait été si chaud et si ensoleillé venait de se retirer brusquement laissant place à un petit crachin encore tiède mais qui poussait plutôt à la mélancolie. Du haut de sa passerelle, le commandant Maurras surveillait l’embarquement.