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C’était la première cigarette qu’Harlan eût jamais vue, autrement il aurait porté plus d’attention à l’homme, moins au cylindre fumant et il aurait été moins pris au dépourvu lorsque Finge le présenta.

« Monsieur le Calculateur Twissell, voici Andrew Harlan. »

Sous l’effet de la surprise, le regard d’Harlan passa de la cigarette du petit homme à son visage.

Le Premier Calculateur Twissell dit d’une voix aiguë : « Comment allez-vous ? Ainsi voilà le jeune homme qui écrit ces excellents rapports ? »

Harlan resta sans voix. Laban Twissell était une légende, un mythe vivant. Laban Twissell était un homme qu’il aurait dû reconnaître du premier coup. C’était le Calculateur le plus éminent de l’Éternité, ce qui était une autre manière de dire qu’il était le plus éminent Éternel vivant. Il était le doyen du Comité Pan-Temporel. Il avait dirigé plus de Changements de Réalité que n’importe quel autre homme dans l’histoire de l’Éternité. Il était… Il avait…

Harlan perdit pied et resta tout désemparé. Il hocha la tête avec un sourire stupide et ne dit rien.

Twissell porta sa cigarette à ses lèvres, aspira rapidement et l’écarta. « Laissez-nous, Finge. Je désire parler à ce garçon. »

Finge se leva, murmura quelque chose et sortit.

Twissell dit : « Vous paraissez nerveux, mon garçon. Il n’y a aucune raison de l’être. »

Mais rencontrer Twissell ainsi causait un choc. Il est toujours déconcertant de découvrir que quelqu’un que vous aviez imaginé comme un géant mesure en fait un mètre soixante à peine. Le cerveau d’un génie pouvait-il réellement tenir derrière ce front fuyant, chauve et lisse ? Était-ce une intelligence aiguë ou simplement de la bonne humeur qui rayonnait de ces petits yeux clignotant au milieu de milliers de rides ?

Harlan ne savait que penser. La cigarette sembla lui faire perdre le peu de présence d’esprit qui lui restait. Il fit visiblement la grimace quand une bouffée de fumée l’atteignit.

Les yeux de Twissell se rétrécirent comme s’il essayait de voir à travers le rideau de fumée et avec un accent horrible il demanda dans le dialecte du dixième millénaire : « Zeriez-fous blus à l’aise si en votre propre dialecte je parlais, garzon ? »

Harlan, sentant un rire hystérique le gagner, dit prudemment : « Je parle très bien l’Intemporel Standard, monsieur. » Il dit cela dans l’Intertemporel que lui et tous les autres Éternels avec qui il était entré en contact avaient toujours utilisé depuis ses premiers mois dans l’Éternité.

« Absurde, dit Twissell d’un ton impérieux. Peu m’importe l’Intemporel. Mon parler du dixième millénaire est plus que parfait. »

Harlan devina que, depuis plus de quarante ans, Twissell ne devait plus utiliser les dialectes particuliers à chaque époque.

Mais apparemment satisfait d’avoir donné son opinion, il se mit à parler l’Intertemporel et poursuivit : « Je vous offrirais bien une cigarette, mais je suis sûr que vous ne fumez pas. Bien rares sont les époques où l’on ne désapprouve pas l’usage du tabac. En fait, les bonnes cigarettes ne sont faites qu’au 72e siècle et les miennes doivent être importées de là. Je vous donne cette indication pour le cas où vous deviendriez jamais fumeur. Tout cela est bien triste. La semaine dernière, je me suis trouvé coincé au 123e siècle pendant deux jours. Rien à fumer. Même dans la Section de l’Éternité affectée à cette époque. Les Éternels de là-bas ont réformé les mœurs. Si j’avais allumé une cigarette cela aurait été comme si le ciel s’était effondré. Il m’arrive parfois de penser que j’aimerais établir les coordonnées d’un seul grand Changement de Réalité et balayer tous les tabous séculaires contre le tabac ; seulement tout Changement de Réalité tel que celui-ci provoquerait des guerres au 58e siècle ou une société esclavagiste au 1000e. Toujours un obstacle. »

Harlan fut d’abord intrigué, puis inquiet. Ce bavardage sans rapport avec ce qui l’amenait devait certainement cacher quelque chose.

La gorge un peu serrée, il dit : « Puis-je vous demander pourquoi vous avez voulu me voir, monsieur ?

— Vos rapports me plaisent, mon garçon. »

Il y eut un éclair de joie voilée dans les yeux d’Harlan, mais il ne sourit pas. « Merci, monsieur.

— C’est du travail d’artiste. Vous êtes intuitif. Vous sentez fortement. Je crois savoir quelle est la position qui vous convient dans l’Éternité et je suis venu vous l’offrir. »

Harlan pensa : « Je ne peux pas croire cela. »

Il s’efforça de garder un ton neutre. « Vous me faites grand honneur, monsieur », dit-il.

Sur ce, le Premier Calculateur Twissell ayant achevé sa cigarette en fit apparaître une autre dans sa main gauche comme par enchantement, et l’alluma. Tout en fumant, il reprit : « Par le Temps, mon garçon, vous parlez comme si vous récitiez un rôle. Grand honneur, bah ! Sottises ! Billevesées ! Dites ce que vous pensez en langage clair. Vous êtes content, hein ?

— Oui, monsieur, dit Harlan prudemment.

— Parfait. Vous pouvez l’être. Est-ce que ça vous dirait d’être Technicien ?

— Technicien ! s’exclama Harlan en se levant d’un bond.

— Asseyez-vous. Asseyez-vous. Vous semblez surpris.

— Je n’avais jamais songé à être Technicien, Calculateur Twissell.

— Non, dit Twissell d’un ton sec, en un sens, personne n’y songe. On s’attend à n’importe quoi sauf à cela. Pourtant les Techniciens sont durs à trouver et on en demande toujours. Aucune Section de l’Éternité ne considère qu’elle en a suffisamment.

— Je ne pense pas que je sois fait pour cela.

— Vous voulez dire que vous n’êtes pas fait pour accepter un travail qui comporte des difficultés. Par le Temps, si vous êtes dévoué à l’Éternité, comme je crois que vous l’êtes, vous ne vous en ferez pas pour cela. Ainsi les imbéciles vous éviteront et vous vous sentirez en butte à l’ostracisme. Vous vous y habituerez. Et vous aurez la satisfaction de savoir qu’on a besoin de vous, et diablement encore. Et moi en particulier.

— Vous, monsieur ? Vous spécialement ?

— Oui. » Le sourire du vieil homme se fit plus aigu. « Vous ne serez pas seulement Technicien. Vous serez mon Technicien personnel. Vous aurez un statut spécial. Qu’en pensez-vous à présent ?

— Je ne sais pas, monsieur. Peut-être n’ai-je pas la compétence voulue. »

Twissell hocha la tête d’un air convaincu. « J’ai besoin de vous. C’est exactement vous qu’il me faut. Vos rapports m’assurent que vous avez ce que j’exige là. » D’un geste vif, il se frappa le front de l’index (Harlan remarqua son ongle cannelé). « Votre dossier de Novice est bon ; les Sections pour lesquelles vous avez Observé ont fait des rapports favorables. Enfin, le rapport de Finge était le plus valable de tous. »

Harlan était vraiment surpris. « Le rapport du Calculateur Finge était favorable ?

— Vous ne vous attendiez pas à cela ?

— Je… je ne sais pas.

— En fait, mon garçon, je n’ai pas dit qu’il était favorable. J’ai dit qu’il était valable. Car le rapport de Finge n’était pas favorable. Il demandait instamment que vous soyez écarté de tout travail concernant les Changements de Réalité. Il insinuait qu’il serait plus prudent de vous maintenir dans le Service d’Entretien. »

Harlan rougit. « Quels motifs invoquait-il pour parler ainsi, monsieur ?