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Le nouveau café arriva. Sucrier, sucres, cuillère...

— Ces suppositions sont, physiquement, impossibles, reprit-il.

LHomo sapiens sapiens est né en Afrique. Il s’est ensuite disséminé en Europe et en Asie. Puis il a rejoint le continent américain, à pied sec, par une bande de terre qui traversait le détroit de Béring, alors que le niveau de la mer avait baissé. Nous ne connaissons pas les dates exactes mais on suppose que le phénomène s’est produit il y a entre 20 000 et 30 000 ans. Ensuite, ces premiers hommes se sont dispersés dans tout le continent américain. L’hypothèse de De Almeida est donc absurde, à moins de supposer que des phénomènes climatologiques que nous ignorons aient asséché la mer de Béring à d’autres périodes, plus reculées. Ou d’imaginer que certains Proto-Cro-Magnons aient été, à ce moment-là, de solides navigateurs.

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi pas, en effet ? À condition d’avoir des preuves. Pour l’instant, aucun travail scientifique n’a produit le moindre fait allant dans ce sens.

Ainsi, Daniel Taïeb l’admettait lui-même, ses restrictions seraient tombées s’il avait tenu entre ses mains des indices tangibles.

— Revenons aux fouilles de De Almeida.

— Il a voulu repartir là-bas une troisième fois. Mais ni notre labo ni l’UBA n’a accepté de lui financer son expédition.

— Il s’est financé lui-même ?

— Exactement. Il voulait encore vérifier certains faits. Et voilà le résultat. Volatilisé. Aucun résultat. Un fou de plus sacrifié pour la cause.

— Vous avez mené des recherches pour le retrouver ?

— Bien sûr. Mais où exactement ? Comme tous les chercheurs, De Almeida cachait ses localisations. Sa piste s’arrête à un minuscule village, Campo Alegre, à 200 kilomètres au nord de Formosa.

— La forêt des Mânes, ça vous dit quelque chose ?

— Non. C’est dans ce coin-là ?

Jeanne se décida à boire son café. Tiède. Taïeb tournait toujours sa cuillère, pensivement. Il paraissait lire, non pas l’avenir, mais le passé au fond de sa tasse. Elle sentit qu’elle pouvait encore attraper quelque chose. L’instinct du juge. Elle n’eut même pas à relancer le scientifique :

— Le plus drôle, c’était que De Almeida ne prétendait pas seulement avoir décelé les traces de la première présence humaine sur le continent. Il affirmait avoir découvert l’origine du mal.

— L’origine du mal ?

— Selon lui, ses fouilles l’avaient amené à un sanctuaire. Une sorte de scène de crime. Le crâne d’un adolescent et son squelette étaient entourés d’autres vestiges. Des os appartenant à des adultes d’une quarantaine d’années. Ces os portaient des marques spécifiques. Ils avaient été brisés, raclés, dépecés au silex. Je ne vous fais pas un dessin.

— L’adolescent était cannibale ?

— Oui. Mais il y avait un autre détail... De Almeida avait soi-disant fait analyser l’ADN de ces ossements — ce qui, soit dit en passant, ne tient pas debout : on ne peut pas retrouver de séquences génétiques sur des vestiges aussi anciens, mais bon...

Jeanne se dit qu’il n’y avait là aucun miracle — pour la simple raison que les ossements étaient tout récents.

— Ses résultats dépassaient l’entendement.

— Pourquoi ?

— Les os des victimes et ceux de l’adolescent appartenaient au même groupe génétique. Notre Proto-Cro-Magnon avait dévoré sa propre famille. Ses frères. Ou son père. Madré Dios ! Selon De Almeida, ils se bouffaient entre eux !

Un sifflement de vapeur traversa la salle.

Des fracas de tasses et d’assiettes. Pas assez forts toutefois pour que Jeanne n’entende Féraud murmurer :

— Totem et tabou...

73

1 200 kilomètres séparent Tucumán de Formosa.

Environ vingt heures de route.

L’homme qui leur avait loué la voiture — une Toyota Land Cruiser Station Wagon V8 — les avait prévenus. Il ne fallait pas s’attendre à une partie de plaisir. Souvent, la route asphaltée se transformait en simple piste. Parfois même à une seule voie. Dans ce cas, quand on croisait un camion, c’était la roulette russe.

— Je ne peux vous louer mon véhicule que jusqu’à Formosa, avait-il conclu. Après, il faudra voir avec les locaux. Là-bas, c’est le bout du monde.

Jeanne connaissait le pays. Pour qu’un Argentin utilise une telle expression, il fallait vraiment que Formosa batte des records en matière de solitude et de dénuement. C’était encore elle qui avait payé. Elle ne réfléchissait plus à son compte en banque. Il avait fallu régler en liquide. Les Argentins n’aiment pas les cartes bleues. L’empire sans limite du paiement magnétique a trouvé ses limites, justement, en Argentine. Elle avait dû chercher une banque. Remplir des bordereaux. Contacter sa propre agence, à Paris. Tout cela avait pris l’après-midi.

On avait préparé le 4 x 4. Remis le compteur kilométrique à zéro. Fait connaissance avec le chauffeur — ils ne l’avaient pas demandé mais, en Argentine, le temps d’un homme coûte moins cher que l’usure d’un véhicule. On loue donc les voitures avec chauffeur, pour garder un œil sur le vrai trésor : l’engin à quatre roues.

Maintenant, ils filaient à pleine vitesse. Le crépuscule s’en donnait à cœur joie. Rouge. Flamboyant. Incandescent. Jeanne avait ouvert sa vitre. Cette fois, une odeur de terre cuite planait dans l’air. Le ciel lui-même paraissait saturé de poussières de brique. Elle contemplait les champs cultivés qui défilaient. Blé. Maïs. Canne à sucre. C’était l’hiver. Il faisait glacial. Pourtant, toute la nature semblait enceinte.

Ils étaient installés à l’arrière. Féraud s’était endormi. Il ne cessait de glisser sur son épaule. Chaque fois, elle le repoussait en douceur, sentant sa frêle ossature à travers sa chemise. Un adolescent dans un bus scolaire. Elle se souvenait d’une scène similaire dans un roman de Françoise Sagan, Aimez-vous Brahms ? L’histoire d’une femme « d’un certain âge » qui s’amourachait d’un jeune homme. En était-elle là ? Non. La gravité de leur expédition — pour ne pas dire son côté suicidaire — l’avait remise d’aplomb. Dans cette affaire, elle était avant tout juge. Une magistrate à la tête froide qui filait jusqu’aux confins de sa mission...

De temps à autre, elle quittait des yeux le paysage pour observer le chauffeur dans le rétroviseur. L’homme était un métis. Mi-indien, mi-européen. Il portait sur ses traits toutes les alliances de l’histoire argentine. Le lent mélange des sangs. Le flux des migrations. Son visage était une carte. Une carte du temps. On y lisait les conquêtes, les batailles, les mariages du pays...

Elle s’installa dans ses réflexions. A tort ou à raison, elle considérait que le témoignage de Taïeb marquait un tournant. Du moins, l’hypothèse « haute » gagnait des points. Un peuple archaïque. Un clan cannibale. Un groupe fondé sur la consanguinité, l’inceste, le parricide... Qui avait trouvé refuge dans des forêts inaccessibles. Et qui évitait, depuis des millénaires, tout contact avec l’espèce humaine « évoluée ».

L’impossible se dessinait.

Et l’impossible avait accouché d’un monstre : Joachim.

Une station-service apparut au bord de la route.