— Je n’en sais rien. Je n’étais pas encore là.
— Et ces mots espagnols qu’il répète sans cesse, vous savez ce que c’est ?
— Ça oui. Ce sont les paroles d’une chanson espagnole des années soixante-dix. Porque te vas. La chanson d’un film, Cria cuervos. Dès qu’il se sent en danger, il répète ces paroles.
— Il faut le soigner. Son état est... complexe. La présence d’une autre personnalité pourrait signifier qu’il souffre aussi de schizophrénie. Mais les symptômes peuvent se confondre avec ceux de l’autisme. Il faudrait l’interner quelques jours. Je consulte dans une excellente clinique et...
— Je ne peux pas ! Je vous ai déjà expliqué. Le moindre internement révélerait la vérité. Notre vérité. C’est impossible. Seul, le Seigneur peut nous aider maintenant. « L’Éternel sera toujours ton guide, il rassasiera ton âme dans les lieux arides... »
Féraud ne paraissait plus écouter. Il dit, comme pour lui-même :
« Je suis inquiet. Pour lui. Pour les autres.
— Il est déjà trop tard.
— Trop tard ?
— Je crois qu’il va tuer quelqu’un cette nuit. A Paris, dans le Xe arrondissement. Il ne cesse de rôder dans le quartier de Belleville. »
17
JEANNE n’avait pratiquement pas dormi de la nuit. Les émotions, les réflexions, les voix s’étaient télescopées sous son crâne au fil de cauchemars sans fin. La rencontre avec Antoine Féraud. Je vous offre une glace. Puis l’enregistrement numérique. La séance d’hypnose. La voix de l’intrus. La forêt, elle te mord. Et les craintes du père. Je crois qu’il va tuer quelqu’un cette nuit. A Paris, dans le Xe arrondissement...
Au fond, elle ne croyait à rien. Ni à la rencontre amoureuse. Ni au meurtre potentiel. La rencontre avait été trop belle pour être vraie. Et comment croire à la probabilité d’un crime avoué dans le cabinet d’un psy ? Du psy qu’elle avait justement placé sur écoute ? Impossible.
Féraud lui-même n’y avait pas cru. Sinon, il ne se serait pas jeté dans une exposition sur la Sécession viennoise. Il n’aurait pas joué au joli cœur avec une rousse de rencontre. En même temps, elle comprenait pourquoi il avait les traits tirés. Pourquoi il paraissait préoccupé derrière ses manières enjouées. Comme elle, maintenant, il devait éprouver un doute lancinant. Ce meurtre allait-il survenir ou non ? Devait-il alerter la police ? Jeanne sourit. Si elle lui avait dit son vrai métier, à elle...
Elle se leva. Regarda sa montre. 9 heures. On était samedi et le soleil était déjà partout dans la maison. Elle alla dans la cuisine et se concocta un Nespresso. Parfum noir et goût de terre brûlée. Elle renonça à se préparer des tartines. Elle avala son Effexor habituel en s’observant dans la paroi chromée du frigidaire. Elle portait son tee-shirt anti-JO de Pékin — les anneaux olympiques étaient remplacés par des menottes — et un boxer Calvin Klein. La phrase du père ne cessait de tourner dans sa tête. Je crois qu’il va tuer quelqu’un cette nuit. Dans le Xe arrondissement.
Il lui était facile de vérifier : elle était magistrate. Elle pouvait appeler la préfecture de police de Paris pour savoir si un cadavre avait été découvert dans la capitale la nuit précédente. Elle pouvait même, en admettant que « l’homme-enfant » soit passé à l’acte et se soit débarrassé du corps en banlieue parisienne, appeler les parquets d’Ile-de-France. Elle connaissait tous les proc. Ou presque.
Deuxième Nespresso. Elle passa dans le salon. S’installa dans son canapé, face à la table basse. Attrapa dans son cartable l’annuaire spécialisé édité par le ministère de la Justice et décrocha son téléphone.
Elle appela d’abord le bureau du procureur de la PP (préfecture de police). Pas de meurtre dans la nuit. En tout cas, pas de cadavre ce matin. Mais il n’était pas encore 10 heures. Et on était samedi, ce qui pouvait repousser la découverte à deux jours, si le corps se trouvait dans un bureau, un entrepôt ou un quelconque lieu de travail.
Elle appela ensuite le parquet de Nanterre. Rien.
Celui de Bobigny.
Un meurtre avait été commis dans la nuit, à Gagny. Une rixe entre alcooliques. Le coupable était déjà sous les verrous. Créteil. Rien.
Jeanne chercha les numéros des parquets de la grande couronne. Versailles. Rien. Cergy.
Un clochard noyé dans la Seine.
Meaux.
Rien.
Melun.
Une femme tuée. Une histoire de violence conjugale.
Fontainebleau. Rien. Pontoise. Rien...
Elle regarda sa montre. Presque 11 heures. Elle avait fait son devoir. A chaque appel, elle avait demandé au substitut de la prévenir en cas de découverte macabre. Ils avaient tous accepté. Sans poser de question. La juge Korowa était réputée. Elle devait avoir ses raisons. Il n’y avait plus qu’à attendre.
Il était temps d’oublier cette histoire. Pourtant, elle composa encore le numéro de l’état-major de Paris, place Beauvau, qui réceptionnait tous les télégrammes concernant les faits graves d’Île-de-France. Rien à signaler non plus.
L’état-major des gendarmes, au fort de Rosny. Toujours rien. Elle se souvint tout à coup qu’elle avait rendez-vous chez le coiffeur à midi, puis un déjeuner dans le VIIIe arrondissement.
Retour au monde réel.
Elle se prépara et se coiffa. Son visage dans le miroir était à la hauteur de ses craintes. On aurait dit qu’elle avait passé la nuit à fumer et à picoler. Julianne Moore, tu parles... Elle tenta de sauver les meubles avec quelques manœuvres de maquillage.
Elle partit à midi — l’heure de son rendez-vous. Jean noir. Sandales ouvertes. Tee-shirt DKNY. Et bob sur la tête, en attendant que son coiffeur fasse des miracles. Elle ne pensait plus au meurtre possible. Ni à Féraud. Ni à rien.
Changer de tête.
L’urgence du samedi.
18
UNE HEURE ET DEMIE et une coupe passable plus tard, Jeanne Korowa franchissait le seuil du restaurant où elle avait rendez-vous. Au bar, elle donna le nom de son hôte et on la guida à travers les tables. Plafonds hauts. Vitraux aux fenêtres. Style Art déco. Et surtout, beaucoup d’espace entre les convives. Elle avait lu quelque part que cette architecture s’inspirait de la salle d’un paquebot. Vrai ou faux, à chaque fois, elle avait l’impression ici d’embarquer.
— Excuse-moi pour le retard.
Emmanuel Aubusson, vêtu d’un costume clair sur mesure, déplia son mètre quatre-vingt-cinq. Il l’embrassa sur les deux joues avec une tendresse toute paternelle. Le vieil homme n’avait jamais été son amant. Il était beaucoup plus que cela. Son maître. Son mentor. Son parrain. Jeanne l’avait connu à ses débuts, quand elle finissait sa formation de juge. Elle avait travaillé auprès de lui alors qu’il était encore président de la chambre correctionnelle de Paris. A près de soixante-dix ans, Aubusson avait la silhouette étroite et la puissance large. L’œil aussi perçant que la Légion d’honneur rouge à sa boutonnière. Un vrai condottiere. Mais pas seulement.
L’homme cultivait les paradoxes. Il les avait fondus en une seule et même sagesse. Militant de gauche, il avait fait fortune à plus de soixante ans en devenant expert légal dans le domaine des divorces. Aujourd’hui encore, il pouvait demander plusieurs dizaines de milliers d’euros pour seulement chausser ses lunettes et se pencher sur un contrat de mariage. Solitaire, hautain, il n’avait jamais été marié mais demeurait un homme à femmes. Sans enfant, il déployait une tendresse sans limite pour tout ce qui était petit et innocent. Et surtout, ce personnage froid, austère, rigide, était un esthète. Un passionné d’art.