Il n’y avait plus rien à faire. Excepté de regarder passer le dimanche, avec sa monotonie désespérante. Pour s’occuper, elle attrapa son ordinateur portable et se repassa les deux séances cruciales. La première, avec le père en solo : Un autre homme est à l’intérieur de lui... Un enfant qui a mûri à l’intérieur de mon fils. Comme un cancer... La seconde, avec Joachim en personne : La forêt, elle te mord... Toujours aussi terrifiant, mais rien à comprendre de plus. Pas le moindre indice à pêcher.
13 heures. Nouvel appel à Antoine Féraud. Répondeur. Cette fois, Jeanne laissa un message, de sa voix la plus neutre. Elle lui demanda simplement de la rappeler. En coupant, elle se mordit les lèvres. Le psy avait sans doute autre chose à foutre aujourd’hui que de batifoler avec elle. Il devait rechercher l’Espagnol et son fils dans tout Paris, pour les convaincre de se rendre à la police...
Elle partit sous la douche, envisageant enfin la vraie corvée du dimanche. Inéluctable. La visite à sa mère dans son institut médicalisé. Deux dimanches qu’elle n’y était pas allée, s’inventant des excuses pour éviter l’expédition jusqu’à Châtenay-Malabry. Ces prétextes, ce n’était pas pour sa mère — elle ne comprenait plus rien depuis longtemps —, mais pour elle-même. Elle avait toujours considéré qu’elle lui devait ces visites.
Elle déjeuna debout dans sa cuisine. Un bol de riz blanc. Des tomates cerises. Elle haïssait ce genre de journées. Les secondes, les minutes, les heures s’accumulaient jusqu’à former une pure stalactite de solitude. Elle ne parlait pas. Refusait de mettre la radio ou la télé. Ses pensées se dilataient, s’amplifiaient jusqu’à résonner dans tout l’appartement. Elle avait l’impression de devenir folle. D’entendre des voix. A moins, tout simplement, qu’elle ne parle toute seule, comme une vieille.
Un jour, elle avait vu un documentaire sur une chaîne anglaise à propos du célibat dans les villes. Une quadragénaire, assise dans sa cuisine, s’adressait à la caméra :
« A partir de quel moment peut-on parler de vraie solitude ? Quand on commence à craindre l’arrivée du week-end dès le jeudi. Quand on organise son samedi entier autour d’une expédition au supermarché. Quand le contact de la main d’un collègue de bureau suffit à vous troubler pour la soirée... »
Jeanne frissonna en rangeant son bol dans la machine à laver.
14 heures. Toujours pas d’appel. Ni de Féraud, ni de Taine. Elle tenta d’ouvrir un livre. Impossible de se concentrer. Fit une sieste, merci les somnifères, différant encore le moment du départ. Elle se réveilla à 15 h 30. L’esprit froissé comme un papier gras. Elle attrapa ses clés de voiture, son iPhone. Verrouilla son appartement. Et respira un bon coup.
Porte d’Orléans. Nationale 20. Gentilly. Arcueil. Cachan... Les noms de villes se succédaient mais le paysage restait le même.
Banlieue poussiéreuse. Immeubles crasseux. Platanes effeuillés qui peinaient sous le soleil à jouer leur rôle habituel de cache-misère. Au carrefour de la Croix-de-Berny, les autoroutes apparurent. Des ponts. Des rampes d’accès. Des noms de villes plus lointaines encore. Et dessous, une mer de toits coagulés, de pavillons en meulière. Tout cela semblait cuire au fond d’une poêle grise.
Après plusieurs kilomètres, elle trouva l’avenue de la Division-Leclerc, à Châtenay-Malabry. L’institut Alphedia se situait au bout. Un bâtiment moderne, terne et sans couleur, qui évoquait un hôtel d’autoroute de troisième zone. Une mention sous les néons précisait « Résidence de repos » mais le lieu tenait plutôt de la décharge humaine. Mi-asile de fous, mi-mouroir.
Dans le hall, les habituels grabataires prenaient le soleil à travers les vitres sales. Immobiles, les yeux fixes, le visage si ridé qu’il ressemblait à une pelote de ficelle. Ils ne voyaient plus. Ne pensaient plus. Jeanne avait toujours pensé que le gâtisme, la maladie d’Alzheimer et tous ces troubles de la lucidité étaient des cadeaux du ciel pour ne pas voir la mort approcher. Le bonheur, à cet âge, c’était de ne plus savoir compter. Ni les années. Ni les jours. Ni les heures. Un état végétatif, où chaque seconde était une vie.
Elle prit l’escalier de service et monta les étages quatre à quatre. Elle jaillit au deuxième étage, évita de regarder les morts-vivants dans la salle de télévision puis fonça tête baissée dans la chambre de sa mère.
Couleurs atroces. Matériaux au rabais. Bibelots intimes visant à personnaliser le lieu. Chaque fois qu’elle pénétrait ici, Jeanne songeait aux pharaons qui se faisaient inhumer avec leurs objets familiers et leurs esclaves. Le tombeau, c’était cette chambre. L’esclave, c’était elle.
— Salut, maman ? Ça va ?
Elle ôta sa veste sans attendre de réponse. Redressa sa mère, poids plume, visage de pierre. La cala contre les oreillers. La vieille femme ne la voyait pas. Et d’une certaine façon, Jeanne ne la voyait pas non plus. Des années qu’elle venait ici. Tout juste constatait-elle le terrain gagné par la mort. Un kilo en moins. Un affaissement de chair. Une saillie d’os...
Jeanne s’assit et scruta la vue par la fenêtre. Tilleuls et sapins se disputaient le cadre. Même ces arbres semblaient contaminés par la décrépitude et la misère. Elle prit conscience de la puanteur de la chambre. Odeurs de bouffe, d’urine, de médicaments. Elle n’eut pas l’idée d’ouvrir la fenêtre. A quoi bon ? Dehors, les mêmes relents devaient planer. A elle de s’adapter. Comme les alpinistes font des paliers à mesure qu’ils gagnent de l’altitude.
Du temps passa. Elle ne bougeait plus. Elle n’avait pas allumé la télé — les émissions du dimanche après-midi l’auraient achevée. Elle ne regardait pas non plus cette petite chose grise enfouie sous des couvertures trop épaisses. La chaleur lui paraissait insupportable et la présence de cette mourante emmitouflée renforçait encore son malaise.
Derrière le calme apparent de la scène, le combat avait commencé. Jeanne s’efforçait de tenir à distance ses souvenirs. Ses regrets. Ces années passées avec cette femme qui n’avait cessé de dépérir depuis la mort de Marie. Son internement en centre spécialisé alors que Jeanne intégrait la fac. Puis ce rendez-vous rituel, épuisant, inutile, chaque dimanche, au gré des années et des instituts. Un point de repère pourtant. Un pôle de sa vie. Même si c’était chaque fois pour ressortir un peu plus attaquée, un peu plus émiettée...
Une heure s’était écoulée. Elle décida que c’était bon, qu’elle s’était acquittée de son devoir. Surtout, il fallait fuir avant l’heure du « dîner ». 17 heures. Le tableau de ces lèvres édentées avalant de la bouillie pour bébés avait la violence des toiles de Bruegel, où rire et terreur se frottent en un contraste d’épouvante. Salut, maman. Deux baisers, sans respirer. Les couvertures bordées. La porte. Le soulagement.
Restait la dernière épreuve.
En face de l’institut, un bar-tabac ouvert le dimanche accueillait tous les accros de la clope de la banlieue Sud. Cette file d’attente de gens chiffonnés, dépareillés, fébriles à l’idée de se ravitailler, la rendait malade à chaque fois. Au fond du bar, elle discernait les poivrots accrochés au zinc. Elle songeait à des cafards, des cloportes, des mille-pattes se terrant sous une pierre.
Mais surtout, à quelques mètres de là, un kiosque à journaux fermé exhibait des publicités pour des magazines pornos. Hot-Video. Penthouse. Voyeur... Ces images-là l’achevaient. Des aplats de chair maculés de poussière et de pollution. Des corps gras, blêmes, censés éveiller un désir plus blême encore.
Jeanne chercha ses clés de voiture. Les filles des affiches la fixaient, exhibant leurs seins lourds, leurs bouches huileuses, leurs hanches épaisses. Elle ouvrit sa portière. Voulut entrer dans sa Twingo sans les regarder mais elle eut tout de même un bref coup d’œil. Trop tard. En accéléré, elle vit leurs rêves de gloire s’effondrer — cinéma, télévision, mannequinat — jusqu’à atterrir dans ces revues X. Elle vit leurs corps se flétrir, se gonfler d’enfants nés d’hommes de passage, leur âme se pourrir à coups d’espoirs déçus, de chagrins étouffés, d’années amères... Ces femmes sur les affiches, c’était la femme en général. Le condensé de notre destin. Aimer. Espérer. Procréer. Pourrir. Jusqu’à finir dans un de ces instituts avec au bout, enfin, la mort. Sans lucidité ni conscience.