— C’est un crime ?
Le toubib sourit face à l’agressivité de la voix.
— Ce qui serait un crime, c’est de ne pas profiter de ce séjour.
— Quelle heure est-il ?
— 9 heures du matin.
— Quel jour ?
— Lundi 9 juin.
— Où sommes-nous ?
— Necker. Les Enfants malades.
Il fit un nouveau geste en direction de ses lunettes. Le sourire était de retour.
— Pas de place ailleurs. Vous vous trouvez dans le service d’endocrinologie.
Jeanne baissa les yeux. Son bras droit était piqué par une perfusion. Un autre tube lui montait jusqu’au visage. Sans doute un respirateur gonflé à l’oxygène glissé dans sa narine. Le médecin se dirigea vers la fenêtre et tourna légèrement les lamelles du store. Elle avait droit à la lumière. Il la salua et lui promit de repasser dans l’après-midi.
Une fois seule, elle arracha les tuyaux, bondit hors de son lit et ouvrit les casiers. Dans le troisième, elle trouva ses fringues. Noires de suie. Elle palpa ses poches. Mit la main sur son portable. Elle se souvint que sa bagnole et son sac étaient restés rue de Milan.
Une pression. Un numéro.
— Reischenbach ? Korowa.
— Ça va ? On m’a dit que...
— Ça va. Je n’ai rien.
— Putain... Je sais pas quoi dire...
— Moi non plus, murmura Jeanne. C’est dingue. C’est... Elle s’arrêta. Son silence trouva un écho chez le flic. Ils s’étaient compris. Ils devaient renoncer au pathos. Songer à l’enquête. On se la refait, pensa-t-elle.
— Sur l’incendie, qu’est-ce qu’on a ?
Elle avait du mal à parler. Ses muqueuses devaient être brûlées par la fumée.
— Rien d’officiel pour l’instant.
— Mais ?
— Les experts parlent de foyers volontaires. Pour l’instant, je n’ai rien d’écrit sur mon bureau.
— Une possibilité pour que ça ne soit pas Taine qui ait été visé ?
— Franchement, je ne vois pas. L’incendie s’est déclaré à son étage.
— OK, fit-elle. Il faut vérifier tous ses dossiers en cours. Et aussi les mecs qu’il a enrôlés qui viennent de sortir de cabane. Tu as commencé ?
— Il est 9 heures du matin. Et je ne suis pas sûr d’être saisi sur ce coup. Ni même un autre groupe du 36.
— Qui d’autre ?
— Les RG. Ou l’IGS. Affaire réservée. Un juge, c’est pas une victime ordinaire.
— Et si cet acte est lié aux meurtres cannibales ?
— Cela signifierait que le tueur se sentait menacé. Or il n’a rien à craindre pour l’instant. On patauge grave.
— Taine avait découvert quelque chose.
— Ah ouais ? (Reischenbach paraissait sceptique.) En tout cas, s’il tenait un truc, c’est mort avec lui. Il avait emporté le dossier chez lui. Tout a brûlé.
Sa conviction se verrouilla. Taine avait découvert une vérité qui valait qu’on le fasse griller, lui et ses papiers. Sans doute avait-il passé un coup de fil maladroit. Commis un geste qui avait alerté l’assassin. Joachim avait réagi au quart de tour.
Elle revit la scène de feu : Taine se battant avec le monstre, le crâne énorme et les mains crochues. Elle comprit un fait qu’elle ne s’était pas encore avoué. La créature à la chevelure ardente n’était pas l’avocat, le fils de l’Espagnol, mais l’enfant à la voix de fer. La forêt, elle te mord... Y avait-il deux personnes ? Joachim l’avocat avait-il le pouvoir de se transformer en enfant-monstre ?
Elle balaya ses suppositions absurdes. De toute façon, le monstre était mort sous la mezzanine.
— On a déjà transféré la dépouille de François ?
— Ce qu’il en reste, ouais.
— Et l’autre corps ?
— Quel autre corps ?
— Vous n’avez pas trouvé un autre cadavre ?
— Non.
— Les fouilles sont terminées ?
— A priori, oui. Je comprends pas : t’as vu quelque chose ?
Deux idées se juxtaposèrent. La créature ne paraissait pas ressentir la morsure du feu : se pouvait-il qu’elle s’en soit sortie ? Si elle était toujours vivante, alors Antoine Féraud était le prochain sur « sa » liste...
— Je voudrais passer te voir. Consulter ton dossier.
— Impossible. Tu n’es pas saisie de l’affaire.
— On va voir.
— C’est tout vu. S’il y a un lien, un seul et même juge sera chargé de l’affaire cannibale et de l’incendie. Il n’y a aucune raison de supposer que ça sera toi.
— Je peux venir ou non ?
Reischenbach soupira.
— Magne-toi. D’ici à ce que je sois moi-même dessaisi, y a qu’un cheveu.
— J’arrive.
Jeanne raccrocha. Elle avait froid. Elle avait chaud. Elle fila dans la salle de bains. Néons blafards. Son teint rappelait l’émail d’un lavabo jauni. Elle portait encore des traces noires sur les tempes. Des mèches brûlées se dressaient à l’horizontale sur son crâne, façon dreadlocks. Une vraie tête d’épouvante.
Elle se passa le visage sous l’eau. Releva la tête. Contempla le résultat. Ni mieux ni pire. Elle s’habilla. Fixa sa montre à son poignet. 9 h 30. Elle ne disposait que de quelques heures pour agir. Avant que les services de police et les magistrats s’organisent définitivement.
Elle attrapa son portable. Appela un numéro enregistré. Pas de réponse. Elle renonça à laisser un message. Putain. Féraud. Où es-tu ?
Elle partit le long du couloir. Des enfants déambulaient, poussant devant eux leur potence de goutte-à-goutte. D’autres jouaient en bas régime dans leur chambre. Jeanne détourna les yeux. Ces images lui faisaient mal. Escalier. Porte de sortie. Elle plongea sous les arbres de l’allée centrale et dévala la pente.
Prendre un taxi. Récupérer sa bagnole rue de Milan — le macaron sur son pare-brise avait dû lui éviter la fourrière. Foncer quai des Orfèvres. Rafler le dossier d’enquête. Mais avant tout, passer par le cabinet du psy. Plus question de faire dans la dentelle. Antoine Féraud devait cracher le morceau. Le nom et l’adresse de l’Espagnol et de son fils. Jeanne se chargerait de retrouver le tandem et de les faire parler.
Elle franchit le portail et tomba rue de Sèvres, à ciel ouvert. Elle se prit le soleil en plein visage. Un cri lui échappa. Elle agita le bras plusieurs fois à la recherche d’un taxi. La luminosité l’empêchait de distinguer l’ampoule sur le toit des voitures indiquant si le véhicule est libre ou non.
Ce simple détail l’accabla. Tout lui parut désespéré. Hors de portée. Le trottoir trop étroit. La rue trop noire à force de lumière. Les murs — celui de l’hôpital Necker, celui de l’Institut des enfants aveugles — trop nus. Elle s’appuya sur la pierre, sentant partir...
A ce moment-là, un taxi stoppa.
Elle s’engouffra à l’intérieur et murmura, à bout de souffle : 1, rue Le Goff.
25
LE CODE ne fonctionnait pas dans la journée. Dans le hall, les boîtes aux lettres indiquaient le nom et l’étage des occupants de l’immeuble. Docteur Antoine Féraud. Troisième étage droite. Jeanne prit l’ascenseur. L’immeuble sentait la poussière et le marbre froid. Comme une église.
Elle avait demandé au chauffeur de taxi de l’attendre. Elle ne savait pas au juste ce qu’elle allait dire au psy ni même s’il serait là. Elle sonna à la porte. Pas de réponse. Sonna encore. Sans résultat. Frappa. En vain. L’inquiétude l’enserra d’un coup.
Jeanne prit son cellulaire et demanda aux renseignements le numéro du cabinet d’Antoine Féraud. Quelques secondes plus tard, elle était en ligne avec le secrétariat du psychiatre. Elle joua à la patiente à qui on avait posé un lapin. La réponse fut immédiate :