Elle songea à Joachim. A son autisme. A ses liens possibles avec l’institut Bettelheim. Taine avait déjà vérifié : impossible qu’un enfant autiste, devenu adulte, ait été soigné dans ce centre — trop récent. L’autre lien à envisager était les activités humanitaires de l’avocat. Marion Cantelau avait-elle collaboré avec une ONG ? Rien, dans les témoignages, ne le laissait transparaître. Pas le moindre voyage, ni la moindre démarche caritative. Joachim l’avait repérée autrement. Comment ?
Jeanne passa au second dossier.
Nelly Barjac.
28 ans.
Assassinée dans la nuit du 4 au 5 juin 2008, à Stains.
Beaucoup plus belle que Marion. Blonde. Pâle. Des traits réguliers. Une beauté diaphane, immatérielle, malgré des épaules lourdes. Nelly était grosse, elle aussi. Vraiment. 95 kilos pour un 1,72 mètre selon le dossier. Pour apprécier sa beauté, il fallait donc oublier la dictature actuelle de la minceur. Nelly Barjac n’était pas née pour notre époque. Elle se serait épanouie au temps de Rubens ou de Courbet.
Malheureusement, Nelly était aussi une femme moderne. Elle vivait sa surcharge pondérale comme une tare honteuse. Parmi les rapports, Jeanne trouva la description de son appartement. On y avait découvert de multiples produits amincissants, des pilules de régime, des coupures de presse — toujours sur le même thème : comment maigrir, comment vaincre la cellulite, etc. Selon ses proches, elle ne parlait jamais de ce problème. Cette hantise était son secret.
Nelly était brillante. Elle avait décroché son bac à dix-sept ans. Après six années à la fac de médecine Henri-Mondor, elle avait passé l’examen national classant puis suivi quatre années de spécialisation cytogénétique à Paris, notamment à l’hôpital Necker. Elle avait ensuite alterné des stages dans des laboratoires de cytogénétique et des séjours dans des cliniques de pédiatrie et de génétique médicale. En 2006, elle avait atterri aux laboratoires Pavois, qui lui avaient permis à la fois d’exercer son métier officiel — établir des caryotypes — et d’effectuer ses recherches — les travaux statistiques sur les familles génétiques humaines.
On avait reconstitué son emploi du temps des derniers jours. Depuis son divorce — après deux ans de mariage avec un médecin —, Nelly Barjac ne vivait que pour son boulot. Elle arrivait au laboratoire à 9 heures. Elle y passait la journée. Puis, quand tout le monde partait, elle changeait d’étage. Génétique moléculaire. Jusqu’à 22 heures. 23 heures. Minuit... Elle menait de front deux métiers, deux spécialités. Puis elle retrouvait Bernard Pavois.
Où Joachim avait-il repéré une telle femme ? Jeanne songea encore aux activités humanitaires de l’avocat. Existait-il un lien avec les travaux statistiques de Nelly ? Avait-elle étudié des populations défavorisées soignées par une des ONG de Joachim ? Jeanne n’y croyait pas. Il fallait tout de même vérifier cette piste.
Elle passa au troisième dossier.
Francesca Tercia.
34 ans.
Assassinée dans la nuit du 6 au 7 juin 2008, à Paris.
La chemise était mince. L’enquête commençait. On savait qu’elle était née à Buenos Aires, qu’elle avait suivi des études d’arts plastiques et d’anthropologie. Elle avait ensuite migré à Barcelone puis à Paris. On ne lui connaissait pas de fiancé, ni même de relation durable dans la capitale.
Jeanne s’arrêta sur son portrait photographique. Francesca n’était pas mal non plus. Des traits latins, racés, surmontés par des sourcils très noirs qui lui conféraient un air tragique. Des cheveux noirs ondulés. Une masse d’encre soyeuse qui devait donner envie aux hommes de s’y enfouir... Seul bémol : la largeur du visage. Francesca Tercia courait aussi dans la catégorie « poids lourds ». D’ailleurs, Jeanne se souvenait du corps pendu dans l’atelier. Des hanches amples. Des cuisses épaisses. Un ventre rond et plissé...
Ce n’était pas Les Trois Grâces, mais Les Trois Grosses...
Jeanne se mordit la lèvre. Tant qu’il lui viendrait des réflexions aussi connes, elle ne serait pas une véritable magistrate. Alliée. Solidaire. Compréhensive. Elle avait toujours été cynique et son métier, malheureusement, n’avait rien arrangé.
Comme Nelly Barjac, Francesca menait deux existences, ou presque. La journée, elle travaillait dans l’atelier d’Isabelle Vioti, fabriquant des hommes préhistoriques plus vrais que nature. Le soir, elle sculptait des œuvres plus personnelles, dans un atelier dont on ignorait encore l’adresse. Quant à sa vie privée, elle ne paraissait pas palpitante.
Quel point commun avec Joachim ? Francesca était argentine. Joachim travaillait avec des ONG liées à l’Amérique latine. Existait-il une connexion ? S’étaient-ils rencontrés dans une ambassade à Paris ?
Jeanne posa les trois portraits devant elle. Les victimes se ressemblaient. Mais sans plus. Leur seul point commun était la surcharge pondérale. Elle avait lu récemment un livre sur le « coup de foudre criminel », qui déclenche chez le tueur l’envie de passer à l’acte. Généralement, c’est un détail, un trait chez la victime qui sert de détonateur. Mais les choses sont plus compliquées. Plusieurs autres conditions doivent être réunies. Des circonstances extérieures et intérieures. Alors, seulement, le flash se produit...
Jeanne se trouvait surtout confrontée à un dilemme. Le meurtrier avait-il choisi ces femmes pour leur apparence physique ou pour leur métier ? A chaque fois, l’environnement des victimes intéressait l’assassin. L’autisme. La fécondité. La préhistoire... Jeanne entendit de nouveau la voix de Taine : Il ne les choisit pas au hasard. Pas du tout. Il a un plan !
Elle réfléchit, encore une fois, au problème de la préméditation. L’organisation de ces crimes ne faisait aucun doute. Or Joachim tuait en état de crise et ne se souvenait pas de ces « trous noirs ». Qui effectuait les repérages ? Qui préparait le terrain ?
Son portable vibra. Instinctivement, Jeanne porta les yeux à sa montre. Presque 18 heures. Elle décrocha. Reischenbach.
— Où tu en es ?
— Je suis débarquée. Je n’ai récupéré ni l’enquête des meurtres, ni celle de l’incendie.
— Bienvenue au club. On vient de me retirer le dossier du cannibale. Repris par un autre groupe, plus proche du préfet. On parle d’une trentaine de flics affectés. Quant à la mort de Taine, les RG et l’IGS se sont jetés dessus comme la misère sur le monde.
— Tu veux dire : comme la vérole sur le bas clergé ?
— Ouais, fit Reischenbach, les dents serrées. C’est exactement ce que je veux dire. Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je me suis mise en disponibilité. Pour bosser sur le dossier en solo. Tu me suis ou non ?
— Je ne vois pas comment je pourrais t’aider. Sans saisie, je ne pourrai pas bouger un doigt.
— Tu feras comme moi. Ta main droite ignorera ce que fait ta main gauche.
— Dans l’immédiat, qu’est-ce que tu veux ?
— J’ai lu tes dossiers sur les victimes. Bon boulot. Mais pas suffisant.
— Tu creuserais quoi ?
— Il faut trouver comment le tueur les repère. Il les a bien croisées quelque part. Et je pense que c’est chaque fois au même endroit. Un lieu qui a à voir avec leur métier, leurs habitudes ou leur apparence physique.