On sonnait toujours.
Elle ouvrit la porte. Sans prendre le temps de vérifier dans l’œilleton. Ni même de glisser la chaîne dans sa rainure.
L’homme qui se tenait sur son seuil était un inconnu. Cinquante ans. Cheveux gris coupés en brosse. Baraqué dans une veste de cuir noir. Une moustache d’argent barrait son visage.
Le plus surprenant était entre ses mains.
Un bouquet de fleurs.
— Madame Korowa ?
— C’est moi.
— Je suis le commandant Cormier. Nous nous sommes déjà rencontrés.
— Je ne crois pas, non. L’homme s’inclina, très vieille école.
— Avant-hier. Dans un immeuble en flammes. Nous portions tous des casques. Sans vous, j’étais bon pour un saut de quatre étages. Je dirige la caserne du IXe arrondissement.
Jeanne hocha la tête, laissant les souvenirs se préciser. La cage d’escalier saturée de fumée. Le palier incandescent. Le pompier qui avait jailli à reculons, en direction du vide. Elle avait presque oublié qu’elle avait sauvé la vie d’un homme dans ce chaos.
— C’était un réflexe, fit-elle pour minimiser son acte.
— Sacrement efficace.
— Entrez.
Jeanne éprouvait la sensation d’être surprise dans son intimité. Elle avait la tête engourdie par le somnifère. L’esprit lacéré par des fragments de cauchemar. Son appartement était en désordre. Il sentait le sommeil. Le renfermé. Seule, la lumière du soleil sauvait un peu l’ensemble.
— Vous voulez du café ? demanda-t-elle au hasard.
— Je vous remercie. Je ne veux pas vous déranger. Je suis juste venu vous remercier. (Il tendit son bouquet.) C’est modeste mais...
— Asseyez-vous, fit-elle en prenant les fleurs. Je vais les poser dans la cuisine.
Quand elle revint, l’homme était toujours debout, mains dans le dos, posté devant la fenêtre. Il était petit. Compact. Prêt à l’emploi. Tout son être distillait une impression de force, de sécurité, de disponibilité.
— Comment avez-vous eu mon adresse ? Je n’ai pas encore fait de déposition.
Le pompier se retourna. Ses yeux paraissaient métalliques dans la clarté blanche.
— L’hôpital. Votre fiche de renseignements.
— Bien sûr.
L’odeur du café qu’elle avait lancé pénétrait dans le salon. Elle réalisa que la présence de ce spécialiste était une aubaine.
— L’incendie, qu’en pensez-vous ?
— Franchement, pas grand-chose. Il paraît que son origine est criminelle. Mais je ne suis pas un expert. Ma seule certitude, c’est que le foyer est parti du cinquième étage. L’étage de votre ami...
— C’est vous qui m’avez récupérée ?
— Moi et mes hommes, oui.
— Dans l’appartement, vous n’avez rien vu de suspect ?
— Comme quoi ?
— Une silhouette. Un homme qui s’enfuyait.
— Non. Sans équipement, je ne vois pas qui aurait pu survivre là-haut.
Elle revit le monstre. Nu. Noir. Crochu. Couvert de résine ?
— D’après vous, certaines matières peuvent protéger intégralement du feu ?
— Je crois qu’on a fait pas mal de progrès dans ce domaine, au cinéma. Des nouveaux produits existent. Mais là non plus, je ne suis pas spécialiste.
Jeanne réfléchit. Peut-être une piste. Cormier parut suivre sa réflexion :
— Vous voulez que je me renseigne ?
Jeanne acquiesça. Inscrivit son numéro de portable sur une carte de visite. Le pompier la fourra dans sa poche. Ses mains étaient larges et rugueuses. L’impression de confiance s’accentuait à chaque seconde. Au prochain incendie, elle saurait qui appeler.
L’homme la salua et disparut, roulant sa carrure dans l’étroit couloir de l’immeuble.
10 heures. Café. Effexor. La matinée ensoleillée avait des airs de vacances. Et cette visite — un Père Noël coiffé en brosse — était de bon augure. Téléphone. Elle prévint Claire qu’elle ne viendrait pas aujourd’hui. Ni demain. Ni même avant longtemps. La greffière paraissait dépassée.
— Un huissier est venu chercher le dossier Timor, fit-elle à voix basse, comme si on pouvait l’entendre. Sur commission rogatoire.
— Qui est saisi ?
— Stéphane Reinhardt.
Le choix aurait pu être pire. Après tout, c’était lui qui lui avait refilé le bébé. Il trouverait le mobile de la combine — le pétrole. Et le moyen de coincer les responsables. Peut-être. Dans tous les cas, il ferait une solide équipe avec Hatzel, alias Bretzel.
— Rien d’autre ?
— Des appels. Des lettres. Qu’est-ce que je réponds ?
— Vois avec le Président. Qu’il refile les affaires les plus urgentes.
— Mais je... Tu crois qu’on va m’affecter ?
— J’appellerai le Président. Ne t’en fais pas.
Jeanne lui dit au revoir et promit de la rappeler. Dès qu’elle coupa, son cellulaire vibra.
— Allô ?
— Reischenbach.
— Du nouveau ?
— J’ai la liste des derniers appels de Taine.
— Quelque chose ressort ?
— Deux appels bizarres. L’un au Nicaragua, dimanche à 17 heures. L’autre en Argentine, dans la foulée.
Les pièces s’assemblaient. La « découverte incroyable » de Taine trouvait ses origines en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Alors même que Féraud s’était envolé la veille pour Managua.
— Tu as identifié les destinataires des appels ?
— Pas encore. Deux numéros protégés. Un portable à Managua. Un fixe en Argentine. On planche dessus. On en saura plus dans la journée. (Il fit une pause, puis reprit :) Le Nicaragua, c’est pas là-bas que ton Antoine Féraud s’est tiré ? Que fout-il dans cette histoire ?
— C’est un psychiatre. Je pense qu’il soigne le tueur cannibale. En réalité, son père.
Silence estomaqué.
— Tu connais l’identité du tueur ?
— Non. Seulement son prénom.
— Joachim ?
— Exactement. Tu as trouvé un avocat qui porterait ce prénom ?
— Toujours pas.
— Cherche encore. Il est impliqué dans des ONG qui œuvrent en Amérique du Sud.
Le flic s’éclaircit la gorge.
— Écoute, Jeanne. On est débarqués, toi et moi. Je n’ai plus d’hommes à mettre sur ce coup et...
— Faisons encore le maximum aujourd’hui. Pas d’autres nouvelles ?
— L’annonce du meurtre de Francesca Tercia a provoqué le lot habituel de témoignages foireux, d’aveux spontanés. La pluie de merde ne fait que commencer.
— Et l’enquête sur Francesca ?
— T’as la tête dure. Je te répète que le boulot est en stand-by. Nous, on a arrêté et...
— Des cambriolages dans les musées ? Des faits dans le domaine de la préhistoire ?
— J’ai lancé des perches. Pas de retour pour l’instant. Et... (Reischenbach parut se souvenir de quelque chose) attends... J’ai un truc pour toi... (Jeanne entendit des feuilles claquer. Le flic cherchait dans ses notes.) Voilà. Messaoud m’a envoyé un mémo ce matin. Il ne savait pas à qui le faire parvenir... Il a reçu les résultats d’analyse de l’ocre que le tueur a mélangé avec le reste pour écrire sur les murs. Finalement, ce n’est pas de l’ocre, mais de... Attends. (Jeanne l’entendit encore remuer sa paperasse.) De l’urucum.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une plante d’Amazonie brésilienne. Messaoud a appelé un spécialiste. Il paraît que là-bas, les Indiens réduisent en poudre ces graines et s’en enduisent le corps pour se protéger du soleil et des moustiques. C’est pour ça que les Portugais, au XVIe siècle, les ont appelés les « Peaux-Rouges ».