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— Cette plante a un pouvoir ? une vertu symbolique ?

— Je sais pas. Messaoud a rédigé un topo. (Le flic chercha encore.) Voilà. Elle est très riche en bêta-carotène. Me demande pas ce que c’est. Elle contient aussi des oligo-éléments : zinc, magnésium, sélésium... Aujourd’hui, l’urucum rentre dans la composition de certains produits bio. Des trucs qui préparent la peau au soleil.

Jeanne se fit épeler le nom exact et aussi son appellation botanique : Bixa orellana.

— Ça pourrait nous renseigner sur les origines du mec, conclut le flic. Du moins les régions où il a voyagé.

Ce fait nouveau renforçait l’environnement général des meurtres. L’Amérique du Sud. Mais on brassait large : il y avait plusieurs milliers de kilomètres entre Managua au Nicaragua, Buenos Aires en Argentine, et Manaus au Brésil...

Jeanne se demanda si ces indices constituaient de vrais progrès ou les nouveaux éclats d’une expansion qui ne cesserait jamais, comme celle d’un univers spécifique. Une seule certitude : le vieil homme et son fils n’étaient pas d’origine brésilienne. Elle connaissait assez ces pays pour distinguer un accent espagnol d’une inflexion portugaise. Et quand le monstre, à l’intérieur de Joachim, prononçait les paroles de Porque te vas, c’était dans un espagnol parfait.

Cette seule réflexion lui rappela la terreur de la veille au soir. Ses pieds sur la corniche. La nuit moite. Et la voix, derrière elle, partout dans la cour : Todas las promesas de mi amor se irán contigo / Me olvidarás...

— Oh, tu m’écoutes ?

— Qu’est-ce que tu disais ?

— Je disais que ce soir, j’arrête tout. La PJ, c’est pas une agence privée. Le seul truc que je peux faire encore pour toi, c’est gratter aujourd’hui sur ces pistes et...

— Alors, fais-le.

31

— L’AUTISME aujourd’hui, c’est une auberge espagnole.

— On utilise ce mot pour parler de pathologies différentes qui se signalent, en gros, par les mêmes troubles. Mutisme. Évasion hors de la réalité. Difficultés d’apprentissage... Le terme désigne plutôt des symptômes qu’une maladie spécifique. Des conséquences et non une cause. Vous comprenez ?

Jeanne ne répondit pas. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était sa situation immédiate. Elle se trouvait en tee-shirt, pantalon retroussé, pieds nus, au bord d’une piscine. Le bassin couvert de l’institut Bettelheim. Hélène Garaudy, directrice du centre, avait accepté de la rencontrer à condition qu’elle se plie à son emploi du temps. Pour l’instant, on en était à la baignade d’une enfant de six ou sept ans au corps raidi.

Hélène Garaudy soutenait la petite fille d’un bras et lui faisait couler de l’eau sur le front de l’autre main.

— Pour ne rien arranger, continua-t-elle, les spécialistes eux-mêmes ne sont pas d’accord sur la classification des pathologies. Ni sur la description des symptômes. Encore moins sur leur origine. Quant à la façon de les soigner, chacun a son idée...

Jeanne essayait de se concentrer mais les effluves javellisés, le bassin carrelé de bleu, la résonance des mots, tout contribuait à la distraire. Sans compter ses trois quarts d’heure de route pour atteindre les hauteurs de Garches où se situait l’institut Bettelheim.

— Si vous deviez décrire les symptômes communs à toutes ces pathologies, que diriez-vous ?

Elle avait demandé cela pour revenir à des éléments concrets. Ces symptômes, elle en avait elle-même croisé quelques-uns. Elle revoyait le regard fuyant, dévoré de tics, de son agresseur, dans la lucarne noyée d’ombre de la salle de bains de Féraud. Elle réentendait les paroles de Porque te vas psalmodiées à toute vitesse.

— Il existe une infinité de comportements, répondit Hélène Garaudy. Et autant de degrés de gravité et d’évolution. Certains enfants autistes accèdent au langage, d’autres non. Certains acquièrent une indépendance, une formation. D’autres jamais. Pour résumer, les symptômes tournent autour de l’isolement. L’autiste ignore ce qui vient de l’extérieur. Il se comporte comme si les autres n’existaient pas, même ses parents. Il craint le contact corporel. Un autre élément essentiel est le besoin d’immuabilité. L’enfant veut rester dans un monde fixe. Son environnement ne doit pas bouger. Dans sa chambre, par exemple, il remet toujours chaque élément à sa place et fait preuve d’une excellente mémoire à propos de ces détails. On suppose qu’il ne fait pas réellement de distinction entre lui-même et cet environnement. Chaque changement est donc vécu comme une blessure, une atteinte à sa personne.

— On m’a parlé de troubles du langage...

— Pour ceux qui parviennent à parler, oui.

Jeanne se souvenait des paroles de Féraud. Mais elle voulait des confirmations.

— Quels sont les plus fréquents ?

— L’enfant parle de lui à la deuxième ou à la troisième personne, comme s’il était exclu de lui-même. Il a aussi des difficultés à dire « oui ». Souvent, en signe d’assentiment, il répète la question. On note aussi des phénomènes d’écholalies. L’enfant prononce des séquences de mots, de manière littérale, toujours avec la même intonation. A priori, cela ne signifie rien mais un des premiers psychiatres à avoir étudié ces cas, Léo Kanner, a noté que le sens de ces séquences renvoie à la situation où l’enfant les a entendues pour la première fois. La série de mots devient alors une métaphore de cette situation et de l’expérience qui y est liée.

Jeanne repensa encore une fois à la chanson Porque te vas.

— Comme un traumatisme ?

— Pas forcément. Par exemple, l’enfant retient une phrase lors d’une émotion heureuse. À chaque fois qu’il la répétera, cela signifiera : « Je suis heureux. » Attention, tout ce que je vous dis là est à prendre avec précaution. Je suis en train de projeter des émotions, des réactions typiquement humaines sur un monde qui n’a plus rien à voir avec la psyché humaine. L’univers autiste est vraiment... à part.

Jeanne s’était assise au bord du bassin, les pieds dans l’eau. Hélène Garaudy maintenait toujours la petite fille à flot. L’enfant demeurait immobile, avec un rictus atroce collé aux lèvres. Jeanne se concentra sur ses questions. Elle était ici pour relier trois pôles désignés par le métier des trois victimes. Autisme. Génétique. Préhistoire.

— Parmi les causes pathologiques de l’autisme, existe-t-il des origines génétiques ?

— Des recherches tendent actuellement à démontrer que certains syndromes autistiques pourraient avoir une origine génétique, oui. L’autisme serait même le trouble psychiatrique ayant la plus forte composante génétique. Mais il faut être prudent. On ne sait toujours pas avec exactitude quel type de gènes sont concernés et surtout, on ignore les facteurs environnementaux impliqués.

— On ne peut donc pas détecter l’autisme avant la naissance, en étudiant par exemple le caryotype du fœtus ?

— On a repéré des régions chromosomiques concernées dans certains cas d’autisme mais tout diagnostic précoce est impossible. Pour l’instant. Nous parlons de recherches en pleine évolution.

— Et la piste du traumatisme ? demanda Jeanne, changeant de direction. Certains enfants deviennent-ils autistes à cause d’un choc psychologique ?

Hélène Garaudy sourit. Son visage était sans âge. Impossible non plus de dire s’il était beau ou laid. Il dégageait seulement une impression de souveraineté sans faille. Une sérénité incorruptible.