— Beaucoup de gamins autistes naissent ainsi. La vie n’a donc pas pu les influencer. À moins qu’on ne parle de la vie d’avant... L’existence intra-utérine. Ici, on rejoint les théories de Bruno Bettelheim.
— Comme le nom de votre centre ?
La directrice ne répondit pas. Elle fit glisser la petite fille sur la surface de l’eau. Malgré la douceur du mouvement, la violence de ce corps blanc, des bouées jaunes à ses bras, des flots turquoise était presque insoutenable. L’enfant faisait mal à voir — avec ses lèvres retroussées, ses gencives couleur de betterave, son corps atrophié... Une infirmière, qui venait d’entrer dans le bassin, prit le relais et dirigea l’enfant vers d’autres assistants qui attendaient sur le bord.
Hélène Garaudy sortit de l’eau d’une seule traction, à quelques mètres de Jeanne. Elle avait une taille de libellule. Un cul galbé.
— Venez, fit-elle en attrapant une serviette et un sac en toile posés sur le sol. Allons prendre le soleil. J’ai une demi-heure pour déjeuner. Je vous invite.
Au-delà des baies vitrées, les pelouses se déployaient, lisses et éclatantes comme des greens de golf. Des blocs de marbre blanc se dressaient à la manière de sculptures contemporaines. Ces jardins possédaient la quiétude d’un atrium romain.
Jeanne s’attendait à ce que la directrice enfile une blouse blanche d’infirmière mais Hélène ôta simplement son bonnet de bain et resta en maillot. Elle portait un chignon soigneusement négligé et sa nuque avait la cambrure un peu menaçante d’un arc qui va tirer.
La femme attrapa un paquet de Marlboro dans son sac et alluma une cigarette, jetant un bref regard à l’enfant. Les infirmiers la sortaient du bassin avec précaution et l’installaient sur un siège roulant.
— Nous devons faire attention avec elle. Le bain l’apaise, mais...
— Elle est dangereuse ?
Sans quitter des yeux le convoi, Garaudy cracha une bouffée.
— Son père l’élevait avec des chiens. En réalité, il prenait beaucoup plus soin de ses chiens que de sa fille. Quand nous l’avons récupérée, elle imitait les bêtes, espérant obtenir ainsi un traitement de faveur. Quand elle a compris que notre job, c’étaient plutôt les humains, elle s’est mise à haïr les chiens. Et à en avoir une trouille bleue. Ce qui crée en elle un terrible conflit intérieur.
— Pourquoi ?
— Parce qu’une part d’elle-même est restée, d’une certaine façon, un chien.
Les infirmiers dirigeaient maintenant l’enfant vers le bâtiment central. L’un des infirmiers lui ôta son bonnet de bain. Une longue chevelure fauve jaillit au soleil. Jeanne eut l’impression que c’était sa part animale qui se révélait.
— Venez. Asseyons-nous là.
Les blocs n’étaient pas en marbre mais en ciment peint. Au pied de l’un d’eux, une glacière était posée à l’ombre. Hélène l’ouvrit et y puisa une canette glacée.
— Coca light ?
— C’est notre déjeuner ?
— La ligne avant tout !
Jeanne attrapa la canette. Elle sentit sous ses doigts une constellation de gouttes fraîches.
Un cri déchirant retentit, provenant du bâtiment. Jeanne sursauta. Elle avait l’impression que le monde clos, impénétrable, indéchiffrable, de l’autisme était symbolisé par l’édifice blanc, vibrant dans le soleil.
La directrice, cigarette au bec, ouvrit une autre Canette. Elle semblait ne rien avoir entendu. Chacun de ses gestes était empreint d’une nuance raffinée et désabusée.
— Nous parlions de Bruno Bettelheim..., reprit Jeanne.
— Oui. Vous connaissez ?
— Vaguement. Il a écrit la Psychanalyse des contes de fées, non ?
— Il a surtout travaillé sur l’autisme. C’était un psychiatre d’origine viennoise qui s’est installé aux États-Unis. Il a créé un institut, l’école orthogénique, sur le campus de l’université de Chicago. Avant cela, en Europe, il a connu la déportation en 1938. Il était juif. C’est dans les camps, à Dachau puis à Buchenwald, qu’il a trouvé sa méthode pour soigner les enfants autistes.
— De quelle façon ?
— En observant les autres prisonniers. Il a remarqué que les déportés se refermaient sur eux-mêmes pour se protéger de cet environnement totalement destructeur. Plus tard, face aux enfants autistes, il a conclu que ces gosses percevaient, de la même façon, la réalité extérieure comme une menace irrémédiable. Pour les soigner, il fallait donc créer un univers diamétralement opposé à cette menace. Un monde 100 % positif, visant à ouvrir leur esprit, à les libérer de la peur, afin d’inverser le processus psychique de terreur et d’enfermement...
— C’est la méthode qu’il a appliquée dans son école ?
— Dans son centre, chaque détail était conçu dans ce sens. La couleur des rideaux et des murs. La ligne des meubles. Les statues dans les jardins. Les bonbons dans les placards, toujours à portée de main. Les portes ouvertes. Là où les choses se gâtaient, c’est qu’il interdisait aux parents de voir leurs enfants.
— Il les considérait comme menaçants ?
— Dans la tête de l’enfant, en tout cas. C’est toute la théorie de Bettelheim. Pour lui, l’autisme est le résultat d’un abandon. Réel ou imaginaire, mais ressenti en profondeur par l’enfant. Sa fermeture au monde est une réaction psychique. Un mécanisme de défense.
Un souvenir frappa Jeanne. Parmi les livres de chevet d’Antoine Féraud, il y avait La Forteresse vide de Bruno Bettelheim. Sans doute le psychiatre avait-il voulu se rafraîchir la mémoire à propos de l’autisme après avoir rencontré Joachim...
— Ce sont les méthodes que vous suivez ici ?
— Non. Nous admirons l’homme, mais les traitements ont beaucoup évolué.
— Vous tolérez la visite des parents ?
— Bien sûr.
Cette idée en appela une autre. Jeanne songea à Joachim et à son père.
— Est-ce que le prénom de Joachim vous dit quelque chose ?
— Non. Pourquoi ?
— Pour rien. (Elle admit avec un bref sourire :) Cette enquête est très difficile. Je lance des lignes mais rien ne mord...
— Je ne comprends pas. Vous êtes en charge du dossier ?
— Non. C’est une des difficultés... Est-ce que François Taine vous avait contactée ?
— Qui est-ce ?
— Le juge saisi de l’instruction.
— Le nom ne me dit rien mais un magistrat m’a appelée, oui. Il m’a posé des questions sur l’autisme. On lui a retiré l’enquête ?
— Il est mort.
— Comment ?
— Dans un incendie. Avant-hier.
Hélène Garaudy but une goulée pétillante. La proximité de la mort ne lui faisait pas peur. Une infirmière assassinée et dévorée quelques jours auparavant dans son propre établissement. Le magistrat en charge de l’enquête brûlé vif. Tout cela glissait sur son esprit comme la lumière sur son corps.
— Les événements sont liés ? fit-elle enfin.
— Sans doute. Sans compter deux autres meurtres. Des jeunes femmes qui ressemblaient à Marion Cantelau.
— Un tueur en série ?
— A priori.
Jeanne n’avait pas envie d’entrer dans les détails. Elle voulait plutôt approfondir la deuxième partie de son équation à trois inconnues : autisme, génétique, préhistoire...
— Voyez-vous un lien entre l’autisme et la préhistoire ?
— Qu’est-ce que vous entendez par « préhistoire » ?