— Vie primitive, attitude régressive.
— Il y a un lien, oui.
Jeanne tressaillit : elle ne s’attendait pas à une réponse positive.
— Vous savez ce qu’est un enfant-loup ? enchaîna Hélène Garaudy.
— Non.
— Un enfant sauvage. Un gosse abandonné qui a grandi en milieu hostile. Dans une forêt, par exemple. Vous avez entendu parler de Victor de l’Aveyron ?
— J’ai vu le film de François Truffaut.
— C’est une histoire réelle. Cet enfant d’une dizaine d’années a été découvert en 1800, dans une forêt de l’Aveyron. Il se déplaçait à quatre pattes et était apparemment sourd et muet. Il se balançait sans relâche, ne témoignait aucune affection à ceux qui le nourrissaient. Il a été confié à un jeune médecin militaire, Jean Marie Gaspard Itard, qui a consacré beaucoup de temps à son apprentissage.
Jeanne revoyait les images en noir et blanc du film. La patiente éducation d’Itard, interprété par Truffaut lui-même. Le gamin hirsute, à la fois bestial et angélique. Les étapes de son instruction. La musique de Vivaldi...
— Itard, malgré ses efforts, n’a jamais réussi à « restaurer » Victor.
— Je ne vois pas le rapport avec l’autisme.
— Aujourd’hui, tout porte à croire que Victor était autiste. C’est sans doute même le premier enfant autiste à avoir été observé aussi finement.
— Son mutisme aurait été provoqué par ses années en forêt ?
— Il y a plusieurs hypothèses. Pour Itard, l’état de Victor provenait de l’absence de contact avec la société et l’éducation. Mais une autre idée a émergé. Une idée, disons, opposée. Victor était frappé d’autisme à la naissance. C’est pour cela qu’on l’a abandonné en forêt. C’est l’autisme qui a provoqué son abandon, et non l’inverse.
Une phrase résonnait dans la tête de Jeanne : La forêt, elle te mord. Joachim avait-il été abandonné dans une forêt ? Était-il né autiste ? Ou était-il devenu autiste parce qu’il avait été abandonné ? Jeanne frôlait la vérité — mais ne tenait rien.
— On pense aujourd’hui que toutes les histoires célèbres d’enfants sauvages étaient des cas d’autisme. Bettelheim a écrit là-dessus. Selon lui, les enfants-loups n’ont pas perdu leurs facultés intellectuelles dans la nature. Elles n’ont jamais existé. Mais il est si difficile d’admettre qu’un enfant soit retourné à une telle sauvagerie qu’on a préféré inventer des contes d’adoption par des singes ou des loups... C’est le cas notamment des deux célèbres filles-loups de Midnapore, en Inde, Amala et Kamala, qui ont été décrites par le révérend Singh dans les années trente. Il est clair aujourd’hui que ces petites filles étaient autistes. Leur attitude prostrée, fruste et primitive, a été assimilée à un retour à l’état animal. En réalité, elles avaient dû être rejetées, justement, à cause de leurs déficiences...
Jeanne eut envie de proposer son hypothèse — vécue — d’un homme schizophrène possédant deux personnalités, dont l’une était frappée d’autisme. Un enfant coupé du monde, à l’intérieur d’un homme civilisé. Mais elle devinait déjà que Garaudy réagirait comme Bernard Level, le profiler : absurde.
Elle revint aux faits tangibles du dossier :
— Certains détails des scènes de crime nous laissent penser que le tueur souffre d’autisme.
— C’est ridicule. Cette pathologie ne...
— On m’a déjà expliqué. Mais qu’est-ce que vous pensez de ceci ?
Jeanne sortit de son sac les clichés des empreintes de mains sanglantes. Les images brillaient si fort au soleil qu’elles semblaient brûler. La directrice regarda posément les tirages, imperturbable. Jeanne soupçonnait chez elle une force de caractère unique, sans parvenir à identifier sa nature ni son origine.
— Ce sont les photos de la scène de crime de Marion ?
— Oui. Mais les deux autres scènes portent les mêmes empreintes.
— Et alors ?
— On voit bien que le tueur tourne autour du corps, sans doute à quatre pattes. Ses mains sont inversées par rapport aux pieds. Cela peut être, paraît-il, un signe d’autisme.
— Et de bien d’autres choses. C’est tout ce que vous avez ? Jeanne faillit évoquer la voix de fer de l’enfant-monstre. Son impossibilité de dire «je ». La litanie de Porque te vas... Mais il aurait fallu expliquer où elle avait récolté ces indices.
— Que pensez-vous de ces dessins ? demanda-t-elle en montrant des images des inscriptions sanglantes. Pourraient-ils avoir été tracés par un autiste ?
— Oui.
Jeanne se raidit. Une nouvelle fois, elle avait lancé son coup de sonde à l’aveugle. Une nouvelle fois, elle obtenait une réponse positive.
— Expliquez-moi.
— J’ai souvent vu des alphabets de ce genre... La répétition des motifs. L’alignement de l’ensemble. Il pourrait s’agir d’un de ces néo-langages qu’inventent parfois les autistes.
— Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?
— En général, cela a surtout valeur de protection.
— Une protection ?
— Les dessins, quand ils sont alignés ainsi, jouent un rôle de barrage. Des fresques, des frises, qui ont valeur de frontière. Bettelheim a décrit le cas d’une petite fille, Laurie, qui construisait une « frontière » avec des écorces. Elle reproduisait des ondes sinusoïdales presque parfaites...
— Le tueur aurait voulu protéger ainsi l’espace de son sacrifice ?
— Peut-être. Son monde, en quelque sorte.
Hélène Garaudy regarda sa montre. La pause-déjeuner était terminée. Jeanne glissa une dernière question :
— Est-ce que, de près ou de loin, le cannibalisme pourrait avoir un lien avec l’autisme ?
— Vous avez la tête dure, fit la psychiatre avec irritation. Je vous ai dit que le meurtrier ne peut pas souffrir d’une telle pathologie.
— Mais peut-on imaginer un rapport entre ces deux éléments ?
— D’une certaine façon, concéda Garaudy. Seulement d’un point de vue fantasmatique. De nombreux psychanalystes, comme Mélanie Klein, dans les années trente, ont remarqué que les pulsions sexuelles des autistes sont agressives.
— Jusqu’au cannibalisme ?
— Le fantasme peut aller jusqu’à la dévoration, oui. Mais, encore une fois, votre tueur ne peut être autiste. Cette pathologie est une véritable infirmité mentale, au même titre qu’un handicap physique.
Hélène Garaudy rendit les photos et se leva.
— Je suis désolée, fit-elle en attrapant son sac. C’est l’heure du boulot.
Jeanne lui emboîta le pas. Elles traversèrent la pelouse, pénétrèrent dans le bâtiment et descendirent un escalier qui menait aux vestiaires. L’air frais de la climatisation leur fouetta le visage. Jeanne eut l’impression de traverser un miroir glacé.
— Ils n’ont jamais su régler ce truc..., murmura Garaudy.
Elle se dirigea vers un des casiers qui tapissaient le mur. Elle l’ouvrit, ôta son maillot sans la moindre gêne puis enfila un boxer noir et un soutien-gorge de même couleur.
Elle se releva et demanda en observant Jeanne :
— C’est quoi, ce petit chemisier ?
Jeanne portait une chemise de coton très légère, noire et transparente, qui révélait les lignes de son soutien-gorge extra-fin. Elle prit le ton neutre de l’expert en déminage qui présente les composantes d’une bombe :
— Coton. Mailles fines. Joseph.
— Ça doit rendre fous les mecs, non ?
Elles rirent. Jeanne s’imaginait bien prendre un brunch avec cette femme. Echanger quelques inepties sur les hommes. Mais Hélène Garaudy sortit une blouse noire. Un col blanc. Un voile...