Jeanne était stupéfaite. La psychiatre était une religieuse. Ainsi s’expliquait son sang-froid face au meurtre barbare de Marion Cantelau. La force universelle de la foi.
— Je vous présente sœur Hélène, fit-elle en esquissant une révérence. De l’ordre des Carmélites de Sion. L’institut Bettelheim est religieux à 50 %. Et comme vous pouvez le constater, c’est cette moitié-là qui commande.
Jeanne ne pouvait répondre, estomaquée.
— Méfiez-vous des apparences, sourit la sœur. Surtout quand elles sont toutes nues...
32
— CA PUE, NON ?
Jeanne était d’accord. Elle se trouvait maintenant au pied des bâtiments vitrés des laboratoires Pavois. Quand elle s’était annoncée à l’accueil, Bernard Pavois avait préféré la rejoindre puis l’avait guidée dehors. Elle se demandait pourquoi. Une puanteur lourde, lancinante, rouillée, écrasait tout.
— Ce sont les usines de Saint-Denis, expliqua le géant. Des vestiges du grand développement industriel du département. Vous savez pourquoi tant d’usines ont été construites dans le 93 à partir de la fin du XIXe siècle ?
— Non.
— A cause du régime des vents. Les Parisiens — les capitalistes — voulaient être sûrs que les odeurs industrielles ne se dirigeraient pas vers la capitale. Et surtout pas vers l’ouest, où on construisait les quartiers chics de Paris. Quand j’étais môme, les unités de Saint-Gobain tournaient encore à Aubervilliers, avec leur odeur de soufre, à côté de sites qui brûlaient les os des abattoirs de La Villette. On ne disait pas alors « Ça sent le soufre » ou « Ça pue la mort », on disait : « Ça sent Aubervilliers. »
— Vous êtes né dans le département ?
— A Bondy. Comme André Malraux.
Jeanne se retourna et considéra le long bâtiment de béton et de verre. Des milliers de mètres carrés d’activité scientifique. Quatre étages de lieux stériles, d’ordinateurs et de chercheurs en blouse blanche. La preuve manifeste de la réussite de Bernard Pavois. Une unité de science totalement aseptique, en pleine banlieue défavorisée.
— Le 9-3 mène à tout, fit-elle d’un ton ironique.
— A condition d’y rester. J’ai toujours voulu faire quelque chose pour ma région. C’est pour ça que j’ai monté ce laboratoire. J’aurais pu végéter dans un service de recherches mais je voulais leur montrer, à tous, que cette banlieue Nord n’est pas seulement un enfer de pollution, de misère et de violence. Je ne suis pas sûr d’avoir réussi. Au fond, ce qui est le plus connu chez nous aujourd’hui, ce sont les émeutes des cités et les deux pauvres gosses qui sont morts planqués dans un transfo...
La première fois, Bernard Pavois lui était apparu comme un bouddha froid et impassible. Il semblait aujourd’hui passionné, militant, emporté. Un Golem au sang chaud.
— Je peux fumer ? demanda-t-il. L’odeur ne vous dérange pas ?
— Au point où on est.
— C’est l’avantage du coin, souffla Pavois en lui faisant un clin d’œil. On peut pas tomber plus bas.
Il alluma une cigarette avec des gestes tranquilles. Jeanne surprenait chez lui un charme inhabituel. Derrière la force, le calme, on sentait une vraie gentillesse, une volonté d’aimer et de protéger. Le gros bonhomme froid aux lunettes carrées et au goitre de pélican était aussi un nounours. Un homme qui pouvait rendre heureux sa compagne, mais pour qui tout s’était écroulé quelques jours auparavant.
— J’ai lu les journaux, fit-il. L’incendie de la rue Moncey. J’ai reconnu la photo de votre collègue. C’est lié au meurtre de Nelly ?
— François Taine, c’est son nom, avait découvert quelque chose de dangereux pour le tueur. Tout porte à croire qu’il a été éliminé.
Pavois conserva le silence. Jeanne savait qu’il ne lui servirait pas des condoléances banales. Ni des commentaires effrayés.
— C’est vous qui reprenez l’enquête ? demanda-t-il après avoir craché une bouffée.
— Pour être franche, pas du tout. Je n’avais même aucun droit d’être ici la première fois.
— J’avais compris. Le juge, c’était un ami, non ?
— Très cher. Et je ne lâcherai pas l’enquête avant d’avoir identifié son assassin.
Ils marchaient à travers de longues étendues d’herbe. Comparés aux pelouses parfaites de Garches, les terre-pleins des laboratoires faisaient pâle figure. Des surfaces mi-jaunes, mi-pelées, encore crevées çà et là de flaques de boue...
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
Jeanne n’était pas venue pour interroger le cytogénéticien sur Nelly Barjac. Ni sur les liens éventuels entre autisme et génétique, elle savait à quoi s’en tenir. Il restait la préhistoire...
— Je m’intéresse à un point précis. Existe-t-il un rapport entre la génétique et la préhistoire ?
— Je ne comprends pas la question.
— Par exemple, les hommes primitifs avaient-ils un caryotype différent ?
— Il faudrait plutôt voir des paléo-anthropologues... J’ai des noms, si vous voulez.
— Mais vous, que savez-vous ?
— Pas grand-chose. Je peux vous donner quelques éléments mais rentrons au frais. On est en train de fondre sous ce cagnard.
En chemin, Bernard Pavois tint à lui faire visiter chaque étage, chaque espace de son laboratoire, non sans une certaine fierté. Comme la première fois, Jeanne était éblouie, au sens physique du terme. Sous le soleil, les salles des laboratoires semblaient être en cristal. Les vitres, les paillasses, les pipettes se succédaient, multipliant les éclats, les étoiles, les filaments de clarté. Ils croisèrent des espaces stériles où les microbes ne pénétraient pas. Des pièces pressurisées où la poussière était interdite de séjour. Des salles d’observation ponctuées d’ordinateurs rehaussés de binoculaires.
Pavois reprit l’explication de la chaîne des opérations permettant de dresser un caryotype, en s’arrêtant devant chaque lieu, chaque instrument. La centrifugeuse pour l’isolation des cellules. Les étuves à 37 degrés pour la mise en culture. Le binoculaire pour l’observation de la « métaphase », la séparation des chromosomes, puis leur coloration et leur mise en ordre. L’échantillon était alors référencé dans l’ordinateur sous un numéro unique — dix chiffres qui comprenaient la date. Enfin, le résultat était retourné au commanditaire, gynécologue, clinique ou hôpital.
— Et la préhistoire ? rappela enfin Jeanne.
— Je vous l’ai dit, je ne suis pas un spécialiste.
— Le caryotype des hommes préhistoriques était différent ou non ?
— Bien sûr. L’homme de Néandertal avait 48 chromosomes au lieu des 46 actuels. Comme le chimpanzé.
— A quel moment de l’évolution la carte génétique de l’homme moderne s’est-elle fixée ?
— Aucune idée. Et je ne suis pas sûr que les experts le sachent. Les échantillons collectés sur des fossiles ne permettent pas d’établir des caryotypes. Pour cela, il faudrait du matériel vivant. Mais une chose est sûre, notre évolution continue. Nos chromosomes ne cessent d’évoluer.
— Dans quel sens ?
— Il y a très longtemps, le X et Y de notre espèce étaient de taille équivalente. Le Y, au fil des millénaires, n’a cessé de rapetisser. Aujourd’hui, il fait pâle figure face au X de la féminité.
— Cela veut dire que le mâle va disparaître un jour ?
— Exactement. Il n’y aura plus d’hommes sur terre.
Jeanne tenta d’imaginer un monde peuplé seulement d’Amazones livrées à elles-mêmes. Malgré le fait que l’homme constituait sa principale source d’emmerdements, cette perspective ne l’excitait pas du tout.