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— C’est pour quand ?

— Dans dix millions d’années. On a encore de belles engueulades devant nous !

Sa blague fut suivie d’un rire soudain, presque enfantin, qui résonna au fond de son goitre, mais s’acheva sur une expression sombre. Jeanne comprit : Pavois pensait à Nelly. Sa femme. Son aimée. Morte assassinée. Elle respecta son silence. Si le généticien avait quelque chose sur le cœur, il le dirait. Ou non.

— Je peux visiter le bureau de Nelly ?

— Des policiers sont déjà venus.

— J’aimerais quand même y jeter un œil.

— C’est par ici.

Ils montèrent un étage. Jeanne découvrit un lieu standard, mais spacieux. Des grandes fenêtres. Un bureau à la surface noire, parfaitement rangé. Une armoire. Des casiers. Jeanne était étonnée que les flics n’aient pas laissé ici leur bordel habituel. Elle s’assit derrière le bureau — Pavois s’était éclipsé. Et tenta d’entrer dans la peau de Nelly Barjac, tout en demeurant dans celle des enquêteurs qui avaient déjà ratissé les lieux.

Elle considéra le téléphone. Ils avaient étudié ses coups de fil, ses messages. Elle observa l’ordinateur. Ils avaient aussi épluché ses e-mails. Ils n’avaient rien trouvé. Mais ils étaient comme Jeanne : ils ne savaient pas ce qu’ils cherchaient au juste... Elle renonça à allumer la machine.

Elle ouvrit les tiroirs du bureau. Trouva des dossiers. Rédigés dans une sorte de langue étrangère traversée de chiffres, de schémas, de symboles. Il y avait aussi des noms de pays, de régions à travers le monde. Jeanne se souvint de l’activité nocturne de Nelly : des recherches sur le patrimoine génétique d’Amérique latine, sur les différences ADN entre les peuples. Reischenbach aurait dû soumettre ces études à des spécialistes. Mais pour obtenir quoi ?

Jeanne s’installa bien droite dans son fauteuil et contempla encore la surface du bureau. Des bibelots égayaient ses contours. Des souvenirs de voyage. Coquillages d’Afrique reliés en bracelets. Fils de laine d’Amérique du Sud — des fragments de châles ou de tapis. Statuettes en bois, minuscules, sans doute d’origine océanique. Il y avait aussi des trombones. Des élastiques. Et une boîte de balsa clair, frappée d’un logo, qui avait dû contenir des biscuits. Jeanne l’ouvrit. Découvrit un tas de papiers. Factures de papeterie. Post-it griffonnés. Jeanne était surprise que les flics n’aient pas embarqué ces fiches mais, à l’évidence, il n’y avait là rien de crucial.

Elle fouilla encore. Des bordereaux de transporteurs. DHL. UPS. Fedex. Certains étaient vierges. D’autres portaient les coordonnées d’expéditeurs. Nelly recevait des envois des quatre coins de l’Amérique. Jeanne en déduisit que ces plis étaient en rapport avec ses recherches. Des échantillons de sang. Des fragments permettant des analyses génétiques...

Elle s’arrêta sur l’un d’eux — il provenait de Managua, capitale du Nicaragua. L’expéditeur se prénommait Eduardo Manzarena, de la société Plasma Inc. La réception du colis, via UPS, s’était faite le 31 mai 2008. Cinq jours avant le meurtre. Managua. C’était dans cette ville que François Taine avait appelé un numéro protégé dimanche. C’était pour cette destination qu’Antoine Féraud s’était envolé lundi matin, via Madrid. Jeanne fourra le bordereau dans sa poche.

— C’est bon pour vous ?

Bernard Pavois se tenait sur le seuil du bureau.

— Il faudrait que je reprenne le boulot... Je veux dire : vraiment. A mon étage.

— Bien sûr, dit-elle en se levant. J’y vais. Pas de problème.

Le colosse la raccompagna jusqu’à l’ascenseur. Quand les portes s’ouvrirent, il se glissa avec elle dans la cabine — il voulait jouer son rôle d’hôte jusqu’au bout. Ils atteignirent le rez-de-chaussée. Traversèrent le hall blanc et climatisé, sans un mot. Jeanne était tentée de l’interroger encore sur les plis et colis que Nelly Barjac recevait régulièrement, mais elle sentait, d’instinct, qu’il ne fallait plus poser de questions.

Sur le seuil de l’immeuble, dans la touffeur de l’après-midi, Bernard Pavois reprit la parole :

— J’ai bien senti que mon attitude de la dernière fois vous a choquée. Mon absence apparente de chagrin.

— Le chagrin peut s’exprimer autrement que par des larmes.

— Et les larmes peuvent exprimer autre chose que le chagrin.

— Le Nirvana ?

Le cytogénéticien carra ses mains dans ses poches. Derrière ses lunettes d’écaillé, ses yeux mi-clos évoquaient de nouveau la sagesse monolithique d’un bouddha.

— En tant que juge, je ne sais pas, mais en tant que femme, vous me plaisez.

— Alors, dites-moi ce que vous avez sur le cœur.

— J’ai cinquante-sept ans, fit-il en rallumant une cigarette. Nelly en avait vingt-huit. J’ai deux fils qui ont pratiquement son âge. Elle était jolie. Je ne suis pas précisément un prix de beauté, vous avez dû le remarquer. Pourtant, on avait trouvé notre rythme de croisière. Ça vous étonne ?

— Non.

— Vous avez raison. Nelly, malgré tout ce qui nous opposait, était, comme on dit, ma dernière chance. Et je pense que je la rendais heureuse. On aurait peut-être même pu avoir des enfants. Quoique, avec notre boulot, on n’était pas très portés sur la procréation.

— Vous aviez peur d’une anomalie ?

— Simple overdose. Un mec de chez Kellog’s ne prend pas de céréales au petit déjeuner.

— En terme de métaphores, vous pourriez trouver mieux.

— Que dites-vous de « on dîne pas où on chie » ?

Pavois rit, encore une fois, de sa propre blague. Un éclat de rire grave, puissant, plus serein que le premier. Jeanne retrouvait l’impression de la première fois. La maîtrise magistrale de l’homme face à ses propres sentiments. A mesure qu’il évoquait Nelly et sa tristesse, son sourire s’épanouissait. Il avait atteint un point de l’esprit où détresse et joie se confondent en une même plénitude.

— Je vais vous faire une confidence, dit-il en rajustant ses lunettes. Quand on a découvert le corps de Nelly, jeudi dernier, je me suis juré de trouver le meurtrier. De le tuer de mes propres mains. (Il tendit les doigts devant lui.) Croyez-moi, je suis armé pour cela. Je pensais que mon karma était de venger Nelly. Et puis, vous êtes arrivée dans mon bureau.

— Et alors ?

— Ce karma, c’est le vôtre. Pour une raison que j’ignore, vous êtes prédestinée à débusquer ce salaud. Vous ne le lâcherez pas. Il n’y aura ni frontière, ni répit à votre chasse. Peut-être même que cela se passera dans une autre vie. Mais votre âme et celle du monstre sont destinées à se rencontrer et s’affronter.

— J’espère y parvenir dans cette vie-là.

Bernard Pavois ferma les yeux, bouddha alangui à l’ombre de la révélation.

— Je ne suis pas inquiet.

33

— TU AS AVANCÉ sur les coups de fil de Taine ?

— On en a déjà parlé, je crois.

— On a parlé de numéros protégés. As-tu identifié les types qu’il a appelés au Nicaragua et en Argentine ?

— Seulement au Nicaragua, pour l’instant.

— Quel est le nom du mec ?

— Eduardo Manzarena.

Au volant de sa voiture, Jeanne sortit de sa poche le bordereau UPS piqué dans le bureau de Nelly. Elle savait déjà que c’était l’expéditeur du pli. Fourmillements dans ses veines. Le 31 mai dernier, Nelly Barjac avait reçu un colis envoyé par Manzarena, directeur du laboratoire Plasma Inc. Le 8 juin, François avait appelé ce même homme, sans doute un hématologue, un spécialiste des maladies du sang et des organes producteurs de sang.