— C’est pas tout, poursuivit Reischenbach. J’ai réétudié le listing des appels passés par ton psy, Antoine Féraud. Pas seulement ses deux derniers coups de fil du lundi. Ceux du week-end. Le dimanche, à 17 heures, lui aussi a téléphoné au Nicaragua. Un portable. Tu devines celui de qui ?
— Eduardo Manzarena.
— Exactement. Je ne sais pas comment tu t’es démerdée mais c’est toi qui tiens la piste la plus chaude. Et ça se passe à Managua.
Jeanne ne répondit pas. Il y avait un lien, oui. Entre autisme, chromosomes, préhistoire. Quelque chose d’organique, de profond, qui résidait peut-être au fond d’un échantillon de plasma nicaraguayen...
— Et toi, reprit Reischenbach, t’en es où ?
— Je revois les patrons des victimes. Hélène Garaudy, institut Bettelheim. Bernard Pavois, des laboratoires du même nom...
— Ils te répondent ?
— Aucun problème.
— Ça ne les dérange pas de voir débouler une juge pour les interroger ?
— Ils ignorent que d’habitude, c’est le contraire. Le flic insista :
— Ils savent que tu n’es pas saisie de l’affaire ?
— Le prestige du titre.
— Qu’est-ce que tu cherches au juste ?
— J’en saurai plus ce soir.
— Il est 17 heures, Jeanne. Ça te laisse plus beaucoup de temps.
— C’est valable aussi pour toi. T’as gratté sur le quotidien des trois filles ?
— Oui. Il n’y a rien. Pas un lieu en commun, pas un nom qui croiserait les vies...
— Les éventuels vols ou actes de vandalisme dans les musées préhistoriques ?
— J’ai les résultats. Nada.
— Et du côté de l’IJ ? de l’IML ? Rien de neuf ?
— S’il y en a, ce n’est pas moi qu’ils appelleront.
— Tu sais qui a été saisi ?
— Non. Dès que j’ai les noms, je t’appelle.
— Pour que je les évite ?
— Pour que tu saches qui sont tes ennemis. Jeanne prit un ton plus ferme :
— Identifie cet Eduardo Manzarena. Cherche l’activité de la société Plasma Inc., à Managua. Et mets aussi un nom sur l’autre mec que Taine a appelé en Argentine.
— Jeanne, j’arrête tout ce soir.
— On est d’accord. On se rappelle à la nuit.
La porte de La Chapelle était en vue. Elle quitta le périphérique et s’engagea dans la rue de la Chapelle. Elle avait creusé l’autisme. La génétique. Restait la préhistoire. Elle se dirigeait vers l’atelier d’Isabelle Vioti.
Parvenue au métro aérien, elle tourna à droite, sur le boulevard de la Chapelle, puis à gauche, dans la rue de Maubeuge, jusqu’à atteindre le boulevard Magenta. Elle fila en direction de la place de la République mais bifurqua avant, dans la rue de Lancry, afin de prendre la rue du Faubourg-du-Temple par le haut, dans le bon sens. Sa petite auto était chaude comme un four. Sa climatisation ne marchait plus — elle ne se souvenait pas qu’elle ait marché un jour. Jeanne avait l’impression de se diluer dans sa propre sueur.
Elle stoppait devant le 111 quand son téléphone sonna. Elle ne connaissait pas le numéro.
— Allô ?
— C’est le commandant Cormier.
Jeanne ne répondit pas. Le nom ne lui disait rien.
— Je vous ai apporté des fleurs, ce matin.
— Oui, bien sûr...
— J’ai fait des recherches sur les produits qui pourraient protéger du feu. J’ai appelé des contacts dans le cinéma. Des cascadeurs, des spécialistes. Je me suis un peu avancé ce matin : il n’existe aucun produit qui puisse protéger la chair humaine du feu. Pas au point d’enflammer un corps nu sans risque.
— Je m’en doutais. Je vous remercie. Je...
L’homme nu enflammé se battant sur la mezzanine avec François Taine. Le monstre brûlé qui ne ressentait aucune douleur. Elle avait rêvé ou quoi ?
— Ça va ? demanda le pompier. Vous vous sentez bien ?
— Tout va bien. Et encore merci pour les fleurs.
— Merci pour l’escalier.
Jeanne sortit de sa voiture et s’aperçut qu’elle tremblait. Ses nerfs lui faisaient penser aux cordes d’une harpe — au bord de la rupture.
Après quelques hésitations parmi les cours et les bâtiments, elle trouva l’atelier de reconstitution, derrière une petite bambouseraie. Une grande agitation y régnait. Les assistantes d’Isabelle Vioti, en blouse blanche, déplaçaient les sculptures sur des diables. D’autres portaient des bustes, des têtes. Jeanne repéra les cheveux rouges de la patronne.
— Vous déménagez ?
Jeanne s’était avancée sur le seuil — la porte était ouverte. Isabelle Vioti la reconnut. S’essuyant les mains sur sa blouse, elle s’approcha, sourire aux lèvres.
— On a décidé de changer la topographie de l’atelier. Pour essayer d’effacer... enfin... vous comprenez... Changer l’esprit des lieux.
— Je comprends.
— Les funérailles de Francesca ont eu lieu ce matin. Aucun policier n’est venu. Personne ne m’a rappelée. C’est normal ? Vous avez trouvé le tueur ?
— C’est plutôt le contraire.
— Le contraire ?
— C’est lui qui nous a trouvés.
Jeanne regretta ce jeu de mots facile. Ce n’était ni le moment, ni le propos. Elle enchaîna, soudain sérieuse :
— Vous ne lisez pas les journaux ?
— Pas aujourd’hui, non.
— Le juge responsable de l’affaire. Celui qui était avec moi la dernière fois. Il est mort. Dans un incendie. C’est sans doute le meurtrier des femmes qui a frappé.
Isabelle Vioti devint toute pâle. Le contraste avec la violence de ses cheveux était digne d’une toile de Klimt. Du blanc et du rouge.
— Vous... vous pensez qu’on est en danger ? Je veux dire, ici ?
— Non. Pas du tout. On peut parler quelques minutes ? L’artiste fit un effort visible pour maîtriser son trouble.
— Venez par là.
Elles retournèrent dans la salle d’exposition, celle où trônait la longue table noire. Les sculptures étaient toujours en place.
— Asseyez-vous. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— J’ai besoin de repères, fit Jeanne en s’installant derrière la table laquée.
— Sur notre travail ?
— Sur l’évolution de l’espèce humaine. Isabelle Vioti parut étonnée, elle restait debout.
— Cela a une importance pour votre enquête ?
— Pour l’instant, j’avance dans le noir.
— Vous êtes en train de parler de plusieurs millions d’années d’évolution... Il nous faudrait la soirée pour...
— Faites-moi un résumé.
La femme fourra ses mains dans ses poches — elle portait une blouse blanche tachée de glaise. Elle paraissait hésiter. Au bout de quelques secondes, elle demanda :
— Vous voulez un thé ?
— Ne vous dérangez pas.
— Ça ne me dérange pas. J’en ai toujours du chaud, dans une thermos.
— OK. Noir et sans sucre.
Isabelle Vioti s’affaira quelques secondes. Apporta deux tasses fumantes et attaqua. Derrière elle, les créatures préhistoriques paraissaient écouter, à la fois étudiants et objets du cours magistral :
— On considère en général que nous nous sommes séparés du singe, génétiquement, il y a 6 à 8 millions d’années. A cette époque, en Afrique de l’Est, une longue fissure s’est ouverte à travers le continent africain. La faille du Rift. Ce phénomène a provoqué une coupure écologique qui a décidé de notre destin. D’un côté, la forêt humide est demeurée et les singes sont restés singes. De l’autre, les terres se sont asséchées et ont donné naissance à la savane. Dans ce nouveau contexte, le singe s’est relevé sur ses membres inférieurs pour pouvoir apercevoir ses prédateurs. Il a ainsi accédé à la bipédie et s’est transformé en australopithèque, l’ancêtre de l’homme, dont le spécimen le plus connu est Lucy. Vous avez dû en entendre parler. Cette femelle a environ 3,3 millions d’années. Il n’y a qu’un problème.