— Ses marques, c’étaient eux. Elle vivait avec Tournai, les hommes de Néandertal, le Magdalénien. Une vraie passionnée.
— Elle avait un petit ami ?
— Non. La sculpture était toute sa vie. Pas seulement ici d’ailleurs. Chez elle aussi, dans son loft à Montreuil. Un travail plus contemporain, plus personnel.
— En quoi cela consistait ?
— C’était assez étrange. Elle utilisait nos techniques de moulage, mais au service de scènes modernes, avec des personnages hyperréalistes. Des enfants, surtout. Vraiment des trucs glauques... Mais on commençait à parler d’elle. Elle avait même une galerie.
— Vous possédez les clés du loft de Francesca ?
— Elle en laissait toujours une paire ici.
— Je pourrais les avoir ? Isabelle Vioti hésita.
— Je suis désolée de vous demander ça mais... ce n’est pas très courant qu’une juge vienne poser elle-même ses questions, non ?
— Ça n’arrive jamais.
— Vous êtes vraiment la magistrate en charge du dossier ?
— Pas du tout.
— J’en étais sûre, sourit l’artiste. C’est donc une... affaire personnelle ?
— On ne peut plus personnelle. François Taine, le juge décédé, était mon ami. Et je ferai tout pour stopper ce tueur.
— Attendez-moi ici.
Isabelle disparut une minute. La pénombre s’installait dans la salle. Les yeux des sculptures brillaient dans l’ombre comme les étoiles d’une mystérieuse galaxie. Une galaxie morte, mais dont la lumière nous parvenait encore.
— Voilà. 34, rue des Feuillantines, près de la Croix-de-Chavaux, à Montreuil.
Elle plaça dans la main de Jeanne un trousseau de clés.
— Je vous préviens, c’est un vrai foutoir là-bas. J’y suis allée pour chercher des vêtements en vue des funérailles. Francesca n’avait plus de famille en Argentine. C’était une enfant des dictatures. Ses parents avaient été tués par le régime. Je... (Elle s’arrêta, visiblement émue. Se ressaisit.) Quand je suis allée là-bas, j’ai d’ailleurs remarqué quelque chose de bizarre...
— Dans son atelier ?
— Oui. Il manquait une sculpture.
— Quelle sculpture ?
— Je ne sais pas. Celle qu’elle était en train d’achever. Francesca travaillait sur une sorte d’estrade, au centre de l’espace. Un système de poulies et de treuils permet de tenir la sculpture droite et de la déplacer quand elle est finie. Il n’y avait plus rien sur l’estrade mais le système de câbles avait été manipulé tout récemment. J’ai l’œil. C’est mon métier.
Reischenbach et ses hommes n’avaient pas remarqué ce détail.
— Peut-être avait-elle livré cette œuvre à sa galerie ?
— Non. J’ai appelé. Les galeristes n’ont rien reçu. D’ailleurs, ils n’attendaient rien avant six mois. Selon eux, Francesca bossait sur un projet secret, qui avait l’air de beaucoup l’exciter.
— Vous pensez que quelqu’un a volé cette sculpture ?
— Oui. Sans doute après sa mort. C’est complètement cinglé. Les neurones de Jeanne se connectèrent. La vérité était encore plus cinglée que ne le pensait Isabelle Vioti. Et elle venait de la saisir.
Elle connaissait le voleur. François Taine en personne.
Elle entendait son dernier message quelques heures avant sa disparition : «Viens chez moi vers 22 heures... Je dois d’abord aller chercher un truc chez Francesca Tercia, la troisième victime. Tu vas voir. C’est dingue ! » C’était le moins qu’on puisse dire. Avant de lui parler, Taine avait voulu récupérer cette sculpture chez Francesca. Pourquoi ?
Mais Jeanne saisissait une autre vérité.
Plus cinglée encore.
Cette sculpture, Jeanne l’avait vue.
C’était la créature étrange qui brûlait avec Taine dans l’incendie.
Ce Gollum qu’elle avait pris pour le tueur. Une sorte d’enfant-monstre noirci par le feu. Ses mouvements et ses difformités n’étaient autres que les dislocations du silicone parmi les flammes.
Et ce geste qu’elle avait pris pour une agression — le tueur enfonçant François Taine dans le feu — était à lire à l’envers.
Taine tentait, coûte que coûte, d’arracher la statue des flammes. Voilà pourquoi on avait prélevé du plastique, de la résine et du vernis sur ses bras. Les vestiges de l’œuvre fondue. Voilà pourquoi on n’avait jamais retrouvé le corps du tueur. Le tueur n’existait pas. Pas dans cet appartement en tout cas.
Il n’y avait qu’une statue.
Avec laquelle Taine avait été condamné à mourir... Isabelle Vioti parlait encore mais Jeanne n’entendait plus. Deux questions l’envahissaient au point de tout occulter : Pourquoi François Taine avait-il volé la sculpture ? Pourquoi voulait-il, absolument, la sauver du feu ?
34
UN FOUTOIR. Le mot était faible. Des masques. Des bustes. Des bras. Des photos punaisées. Des clichés IRM. Des dessins. Des bocaux. Des palettes de couleurs. Des pinceaux. Des yeux de verre soufflé. Des cheveux. Des dents et des ongles de résine. Des sacs de plâtre. Des briques de terre de faïence. Des blocs d’élastomère... Et des sculptures. Glaçantes de réalisme.
Dressées le long des murs. Disposées sur des planches et des tréteaux. Coincées entre des pots de peinture et des cordes. Erigées sur des estrades. Elles n’avaient rien à voir avec les statues brunes et beiges d’Isabelle Vioti. Les visages et les fourrures des premiers âges. On était ici en pleine période contemporaine. Et surtout, dans une violence qui faisait ressembler les temps primitifs à des jours heureux.
Francesca Tercia ne sculptait que des horreurs.
Concernant exclusivement des enfants.
Pas dans le rôle des victimes.
Dans celui des bourreaux.
Jeanne déambula sous les armatures de plomb et de zinc : l’atelier était un pur lieu industriel du XIXe siècle recyclé en loft moderne. Des verrières obliques laissaient filtrer les derniers rayons du crépuscule. Elle s’approcha des statues.
Sur un piédestal, un enfant avait fourré l’index de son institutrice dans un taille-crayon fixé à un bureau d’écolier. La victime hurlait alors que le gamin observait dans le réservoir transparent de l’instrument les filaments de chair qui remplaçaient les habituels copeaux de bois.
Ailleurs, un gamin en bermuda et tee-shirt criards retournait les yeux d’un chaton avec une cuillère. Sur une table à tréteaux, une petite fille était ligotée, jambes écartées, culotte baissée. Au-dessus d’elle, un jeune garçon accroupi jouait avec une carotte orange vif qui ressemblait à une dague.
Une autre scène représentait un gosse en salopette, assis par terre, en train d’arracher avec précaution les ailes d’une mouche. L’enfant avait lui-même une grosse tête de mouche, aux yeux velus et quadrillés.
Où Francesca allait-elle chercher des idées pareilles ?
Jeanne s’approcha de « l’œuvre au taille-crayon ». Francesca avait inscrit sur une feuille blanche collée au pied de la scène : Pauvre Madame Klein. Sans doute le titre de la sculpture. Qu’est-ce que cela signifiait ?
Un souvenir lui revint. Le matin même, Hélène Garaudy avait évoqué Mélanie Klein, une des premières psychanalystes à avoir étudié l’autisme. Simple coïncidence ? Un détail : l’enfant et « l’institutrice » étaient vêtus à la mode des années trente.
Jeanne saisit son mobile et composa le numéro de la directrice.
— Hélène ?
Elle se demanda si elle devait plutôt l’appeler « ma sœur » ou quelque chose de ce genre. Mais le ton de la femme était toujours le même : moderne, léger, presque « jet-set »...