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Jeanne attaqua directement :

— Ce matin, vous m’avez parlé de Mélanie Klein, qui s’est intéressée à l’autisme au début du XXe siècle.

— C’est exact.

— Pardonnez ma question, mais verriez-vous un lien entre Mélanie Klein et un... taille-crayon ?

— Bien sûr.

Encore un coup de sonde qui se transformait en coup de baguette magique.

— Mélanie Klein a été une des premières à mettre en évidence l’incapacité symbolique de l’enfant autiste. Un objet lié à une personne ne lui rappelle pas cette personne. Il est, réellement, cette personne. Klein travaillait sur le cas d’un petit garçon appelé Dick. Un jour, l’enfant, regardant les copeaux d’un crayon qu’il était en train de tailler, dit : « Pauvre madame Klein. » Il ne faisait pas de distingo entre l’analyste et ces fragments qui lui rappelaient les dessins que cette dernière lui faisait faire. Pour lui, le crayon était, littéralement, « madame Klein »...

Jeanne remercia la religieuse et raccrocha. Francesca avait donc mis en scène l’image mentale d’un enfant autiste. Que représentait la statue volée par François Taine ? Un secret lié à l’autisme du tueur ? Un traumatisme originel ? Si c’était le cas, comment l’artiste argentine avait-elle connu ce fait ?

Elle chercha à se souvenir de la silhouette aperçue dans les flammes. Elle ne revit qu’un alien de petite taille, aux cheveux embrasés, luttant avec François Taine. Cela ne voulait rien dire.

Jeanne continua sa visite parmi les odeurs de glaise et de vernis. Elle marchait dans ce vaste bazar sans nervosité. Aux antipodes de sa fébrilité de la veille, quand elle avait fouillé l’appartement d’Antoine Féraud. C’était comme si le crépuscule tombait directement dans ses veines et lui apportait calme et sérénité.

Elle remarqua un bureau — plutôt un plan de travail — qui compilait ordinateur, tubes de couleur, chiffons, spatules, livres aux pages collées... Elle contourna ce nouveau désordre et se pencha vers le mur. Francesca Tercia avait punaisé des photos anciennes, en noir et blanc, des esquisses, des polaroïds pris sur le vif dans des soirées.

Jeanne repéra un portrait de groupe représentant une promotion de faculté. L’image, format A4, était ancienne. D’instinct, elle devina qu’il s’agissait d’une classe de l’université de Buenos Aires, arts plastiques ou paléo-anthropologie. Plissant les yeux, elle chercha Francesca. La jeune femme se tenait au dernier rang.

Détail frappant : un des étudiants, un jeune type à l’air hilare et aux cheveux bouclés, était entouré au marqueur avec cette mention : « Te quiero ! » Jeanne pressentit que ce n’était pas l’écriture de Francesca. C’était plutôt le rigolo qui lui avait envoyé, à l’époque, cette image en exprimant ses sentiments... Un fiancé ? Un bref instant, elle se demanda si ce jeune homme n’était pas Joachim en personne... Non. Elle ne le voyait pas comme ça. Délicatement, elle détacha la photo et la retourna : « UBA, 1998. » « UBA » pour « université de Buenos Aires ». Elle la fourra dans son sac.

Elle monta au second niveau, l’étage de l’appartement. On pénétrait dans un autre monde. Tout était parfaitement ordonné, couleurs pastel et matériaux légers. Francesca l’artiste violente devenait ici une jeune fille rangée. La « femme qui voulait peser 50 kilos » dans les prochaines semaines. Les panneaux « 50 » étaient encore scotchés sur chaque meuble.

Jeanne n’eut pas à fouiller longtemps pour comprendre que les flics avaient tout embarqué. Papiers personnels, objets intimes. Cela ne servait à rien de rester là. D’ailleurs, la lumière baissait. Il était plus de 21 heures.

Son téléphone sonna quand elle descendait l’escalier.

— J’ai les noms de nos successeurs, fit Reischenbach. Tamayo du tribunal de Paris est saisi. Batiz, un autre commandant du 36, est désigné comme chef d’enquête.

— Tamayo est un con. Il a deux neurones qui se battent en duel.

— Ça lui en fait toujours un de plus que Batiz. Ils sont pas près d’avancer.

— Merde.

— De quoi tu te plains ? fit le flic. Des baltringues pareils, ça te laisse de la marge pour bosser en solo.

— Je ne bosse pas. Je bricole. Ce sont eux qui auront les moyens nécessaires.

— Tu as du nouveau ?

Jeanne songea à la statue volée. Une pièce à conviction détruite. À sa certitude que Francesca connaissait Joachim. Rien de concret.

— Non. Et toi ?

— Je me suis rencardé sur Eduardo Manzarena. Le mec dirige la plus importante banque privée de sang de Managua. Une vraie institution. Elle existait déjà pendant la dictature de Moussaka.

— Tu veux dire : Somoza.

— Heu... ouais. Dans les années soixante-dix, Manzarena payait les paysans du Nicaragua pour leur sang et le revendait à la hausse aux Américains du Nord. Son petit nom, c’était « le Vampire de Managua ». Il y a eu des morts. Les habitants de Managua ont fini par foutre le feu au labo. C’est un des événements qui ont provoqué la révolution, paraît-il, en 1979.

Jeanne ne connaissait pas cette histoire mais elle connaissait celle de la révolution sandiniste, qui avait fait battre son petit cœur de gauche. Elle était stupéfaite que cette enquête la propulse vers un pays qu’elle avait visité jadis et qui l’avait tant passionnée.

— Quand les cocos ont pris le pouvoir...

— Les sandinistes n’étaient pas communistes mais socialistes.

— Bref, Manzarena a disparu. Depuis, les gouvernements se sont succédé au Nicaragua, la droite est revenue au pouvoir et Manzarena est réapparu. Il dirige de nouveau le principal laboratoire de transfusion sanguine de la capitale : Plasma Inc.

Pourquoi François Taine et Antoine Féraud avaient-ils appelé ce magnat du sang ? Qu’est-ce que Manzarena avait envoyé à Nelly Barjac ? Un échantillon particulier ? Quel rapport entre le Vampire de Managua et Joachim ? Le père et le fils venaient-ils du Nicaragua ?

Jeanne sortit de l’atelier. Verrouilla derrière elle. Se dirigea vers sa voiture.

— Tu as identifié le deuxième appel protégé de Taine ? Celui qu’il a passé en Argentine ?

— Ouais. C’est incompréhensible. Il s’agit d’un institut d’agronomie, dans une ville du nord-ouest. Tocu... ou Tucu...

— Tucumán. C’est la capitale de la province du même nom. Tu les as appelés ?

— Pour leur dire quoi ? Je ne vois pas ce que cet institut vient foutre dans l’histoire.

— File-moi ces numéros.

— Pas question, Jeanne. On était d’accord là-dessus. J’avançais jusqu’à ce soir. Demain, je file tout à Batiz et sa clique. Ça ne me concerne plus. Et toi non plus.

Jeanne plongea dans sa Twingo.

— File-moi les numéros, Patrick. Je parle espagnol. Je connais ces pays. C’est du temps gagné pour tout le monde.

— Désolé, Jeanne. Je ne peux pas franchir cette ligne. Jeanne serra les dents. Elle puisa en elle quelques parcelles de compréhension. Reischenbach avait fait du bon boulot.

— OK. Rappelle-moi cette nuit si tu as quelque chose d’autre. Sinon, demain matin.

Ils se saluèrent sans effusion. L’attitude du flic était un premier signe. A partir de demain, plus personne ne voudrait lui parler. Elle n’aurait plus accès à aucune information.

Tout en roulant vers la porte de Montreuil, elle tentait de rassembler les pièces du puzzle. Trois victimes. Une infirmière. Une cytogénéticienne. Une sculptrice. Un tueur aux tendances autistiques. Un laboratoire de transfusion sanguine au Nicaragua. Un institut d’agronomie en Argentine. Une sculpture volée, qui représentait sans doute un enfant — et une scène traumatique. Un psy qui s’était envolé vers Managua...