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À moins d’être un génie, il n’y avait aucun moyen d’assembler ces éléments. Pourtant, Jeanne était certaine d’avancer dans la bonne direction. Et surtout, Managua commençait à briller dans la nuit à la manière d’une ville incandescente, porteuse de clés essentielles...

Porte de Vincennes. Nation. Jeanne éprouva un vertige. 22 heures. Elle n’avait pas mangé de la journée. Son ventre ressemblait à la fondrière d’un champ de bataille après le passage d’un obus. Elle fila vers la gare de Lyon puis le centre de Paris.

La logique aurait voulu qu’elle rentre chez elle.

Riz blanc. Café. Eau gazeuse. Et dodo.

Mais Jeanne avait une autre idée.

35

LES CONVIVES sirotaient leur champagne sur le trottoir de la rue de Seine, dépassant largement la capacité d’accueil de la galerie. Jeanne se parqua un peu plus loin. La journée s’achevait sur un coup de chance. Elle avait appelé l’expert dont Isabelle Vioti lui avait donné les coordonnées quelques heures plus tôt, le spécialiste des peintures rupestres. L’homme, un galeriste du nom de Jean-Pierre Fromental, donnait justement ce soir-là un vernissage. L’occasion de lui rendre une petite visite nocturne...

Sortant de sa voiture et rajustant sa tenue, elle se glissa mentalement dans la peau d’une Parisienne en route pour un vernissage, soi-disant intéressée par les œuvres exposées mais cherchant avant tout l’homme de sa vie.

Elle connaissait ce rôle sur le bout de son vernis.

Elle se fraya un chemin dans le groupe, sac à l’épaule, et pénétra dans la galerie. D’après ce qu’elle pouvait apercevoir — les œuvres étaient quasiment invisibles tant la foule se pressait dans l’espace exigu —, il s’agissait d’art africain. Ou peut-être océanien.

Elle se demandait à qui s’adresser quand elle repéra une jeune femme noire qui semblait directement descendue d’un podium d’exposition. Son attitude révélait une certaine familiarité avec les lieux. A tous les coups, l’assistante de Fromental.

Jeanne l’interpella et lui demanda où était le maître des lieux. La jeune Black la regarda avec pitié, l’air de dire : « Qui pourrait avoir envie de parler à un ringard pareil ? » Sa beauté était sidérante. Il n’y avait rien de sophistiqué dans son visage. Seulement une grâce, une harmonie, une évidence à couper le souffle. A la fois naturelles et mystérieuses. Ses grands yeux blanc et noir, brillants comme des torches, constituaient un chemin vers une vérité, un trésor enfoui sous les roches noires de ses pommettes et de ses épaules soyeuses.

Elle lui fit signe de la suivre. Elles slalomèrent parmi les invités jusqu’à atteindre la porte d’un réduit que l’Africaine ouvrit sans frapper. Un homme d’une soixantaine d’années, debout parmi des cartons d’emballage et des caisses de bois, leur tournait le dos.

Il parlait dans son portable :

— Aïcha ? Mais tu sais bien que je l’ai virée, Minouchette. VIRÉE ! Comme tu me l’avais demandé... Je... oui... Bien sûr...

Jeanne regarda la jeune Black. Pas besoin d’avoir fait Saint-Cyr pour saisir la situation. Le galeriste se retourna et sursauta en découvrant les deux femmes qui l’observaient.

Il raccrocha d’un geste et prit aussitôt un ton suppliant :

— Aïcha...

— Va te faire foutre.

La princesse noire disparut. Fromental eut un sourire forcé et esquissa une sorte de révérence à l’attention de Jeanne. Il portait l’uniforme standard des vieux play-boys parisiens. Veste croisée bleu marine. Chemise Charvet, rayures bleu ciel et col blanc. Mocassins à glands. Cheveux rares coiffés en arrière. Teint hâlé — le teint yachting...

— Bonsoir... (Il avait déjà retrouvé son aplomb, sa voix de caverne soyeuse.) Nous ne nous connaissons pas, je crois. Une pièce vous intéresse ?

Jeanne n’était pas d’humeur.

— Jeanne Korowa, fit-elle en brandissant sa carte tricolore. Juge d’instruction au tribunal de grande instance de Nanterre.

Fromental s’affola :

— Mais j’ai tous les certificats des œuvres. Je...

— Il ne s’agit pas de cela. Je vous montre des photos. Vous me donnez votre avis. Tout est fini dans dix minutes. D’accord ?

— Je... (Il ferma la porte du réduit.) Bon. D’accord... Jeanne sortit les clichés de son sac. Les motifs sanglants sur les murs des scènes de crime. Le galeriste chaussa ses lunettes et contempla les photos. Le brouhaha derrière la porte ne faiblissait pas.

— Vous... vous pouvez m’expliquer le contexte ?

— Des scènes de crime.

Fromental leva les yeux au-dessus de sa monture.

— Des meurtres récents ?

— Je ne peux rien vous dire de plus. Désolée.

L’homme acquiesça. Depuis le matin, Jeanne était surprise par le sang-froid avec lequel ses interlocuteurs encaissaient ces meurtres, leur cruauté, leur barbarie. Comme si le monde de la fiction — cinéma, télévision, bouquins — et son déferlement de violence avaient familiarisé chacun avec la sauvagerie la plus démente.

— Isabelle Vioti m’a dit que vous étiez un expert en art rupestre. Que vous pourriez me donner des informations.

— Vous connaissez Isabelle Vioti ? Cette idée parut le rassurer un peu.

— Je l’ai consultée pour cette enquête. C’est tout. Le galeriste revint aux images.

— C’est du sang ?

— Du sang. De la salive. De la merde. Et du pigment.

— Quel genre de pigment ?

Jeanne se dit qu’elle n’avait pas du tout creusé cette piste — elle l’avait même complètement oubliée. L’urucum. Une plante venue d’Amazonie. Il n’était sans doute pas si facile d’en trouver à Paris...

— De l’urucum. Une plante qu’utilisent les Indiens d’Amazonie pour...

— Je connais.

Fromental paraissait maintenant absorbé par ce qu’il voyait. De play-boy sur le retour, il s’était transformé, sans étape, en professeur de faculté.

— Ces dessins pourraient-ils évoquer des fresques pariétales ? demanda Jeanne.

— Bien sûr.

— Expliquez-vous.

— Eh bien, il y a l’urucum, d’abord. Un pigment qu’on peut rapprocher de l’ocre. Or l’ocre était un matériau très important durant la période néolithique. On s’en servait pour le tannage.

Mais aussi pour les sépultures. On ne connaît pas exactement son rôle. Peut-être lui attribuait-on un pouvoir magique... C’était aussi un des principaux pigments utilisés pour les dessins au fond des cavernes.

— Que pouvez-vous me dire sur ces signes en particulier ? Ressemblent-ils à des fresques connues ?

Moue d’hésitation.

— Plus ou moins. On retrouve dans certaines grottes paléolithiques des traits de ce genre. Les uns sont pleins, dessinant des figures géométriques : cercles, ovales, carrés, rectangles souvent fendus par un trait vertical. D’autres fois, ce sont des bâtons avec ou sans expansion latérale, des X, des croix... Un peu comme ici.

Jeanne nota que Fromental avait évoqué successivement les périodes néolithique et paléolithique, séparées entre elles par des dizaines de milliers d’années. Cela confirmait ce qu’elle pensait : le tueur mélangeait tout, enjambait les siècles, soit par méconnaissance, soit — elle penchait maintenant pour cette solution — parce qu’il se considérait lui-même comme une synthèse de ces périodes.

— Qu’est-ce que cela signifiait pour les hommes préhistoriques ?

— On n’en sait rien. On a coutume de dire que l’art pariétal est un art codé dont nous ne possédons pas la clé. Un mode d’expression qui attend toujours son Champollion.