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— Tu penses que le tueur est là-bas ?

— Le tueur et son mobile.

— Parce que Taine et ton psy ont simplement appelé le même gus ?

— Pas seulement. Nelly Barjac a reçu un pli, ou un colis UPS, de la part de Manzarena cinq jours avant sa mort.

— Qu’est-ce qu’il contenait ?

— Je ne sais pas au juste. A mon avis, des échantillons de sang.

— C’est tout ?

— Non. Souviens-toi, mon psy, Antoine Féraud, est parti lui aussi à Managua. J’ai d’abord cru qu’il fuyait le tueur, le fils de son patient. Mais c’est le contraire. Il le poursuit. Pour une raison ou une autre, il savait qu’il devait se rendre à Managua. Il a décidé d’y aller pour l’empêcher d’agir. Il l’a même devancé, si j’en juge par certains faits.

— Qui serait la prochaine victime ? Manzarena ?

— Les probabilités sont hautes.

— Pourquoi lui ?

— Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’au centre de tout ça, il y a une histoire de sang. Une contamination. Ou un truc spécifique, que je n’imagine pas encore.

— Ton histoire, c’est du roman.

— On va voir ça.

— Pourquoi tu m’appelles au juste ?

— Pour les numéros. File-moi le portable de Manzarena. Et les coordonnées de l’institut à Tucumán, en Argentine.

— Tu vas pas remettre ça, non ? Je les ai plus. Et tu peux les trouver toi-même.

— Un portable, à Managua, en numéro protégé ?

— Tu as le nom de la banque de sang. Quant à l’institut d’agronomie, il doit pas y en avoir des caisses dans la ville. Démerde — toi.

Jeanne s’attendait à cette réponse.

— Je voudrais qu’on reste en contact, conclut-elle. Reischenbach souffla une nouvelle fois, d’une manière plus chaleureuse :

— J’ai filé mon dossier à Batiz. Ils vont reprendre l’affaire. Ils retraceront les coups de fil de Taine. Comme on l’a fait nous-mêmes. Et ils creuseront les mêmes pistes que nous.

— Ils vont suivre la procédure officielle. Contacter l’officier de liaison de l’Amérique centrale à Paris. Et aussi celui de l’Argentine. Le tueur aura le temps de décimer une armée avant qu’ils obtiennent le moindre retour d’informations.

— On peut rien y faire.

— Sauf ce que je vais faire. Je te rappelle de là-bas.

— Bonne chance.

Installée dans son salon, Jeanne alluma son ordinateur portable et se connecta avec la compagnie Iberia Lineas Aereas. Rien que le fait de réserver son billet en espagnol lui colla le frisson. Depuis combien de temps n’avait-elle pas parlé cette langue qu’elle aimait tant ?

Il restait une place pour Madrid le lendemain matin. Vol IB 6347. Arrivée à 12 h 40. Correspondance pour Managua à 15 h 10. Il fallait ensuite compter sept heures de vol, qui s’annulaient avec le décalage horaire, moins sept heures. Elle atterrirait donc en début d’après-midi. Nouveaux frissons. Elle ne parvenait pas y croire.

Avant d’éditer le billet électronique, il lui fallait confirmer les renseignements qu’elle avait donnés. Nom. Prénoms. Date de naissance. Adresse parisienne. Destination. Horaire. Numéro de carte bleue...

Une dernière fois, le logiciel lui posa la question : était-elle sûre de ne vouloir acheter qu’un aller simple pour Managua ?

Jeanne allait appuyer sur la touche de confirmation quand elle arrêta son geste. En images accélérées, elle revit les deux dernières semaines qu’elle venait de vivre. Thomas. Les écoutes. Les Vénus sacrifiées. Son coup de foudre pour Féraud. L’incendie chez Taine. L’affrontement avec Joachim. Ses interviews en rafales sur la piste d’une trinité diabolique. Le père, le fils et l’Esprit du Mal...

Elle cliqua sur « OK » et se projeta dans l’avenir.

Contacter Manzarena. Retrouver Féraud avant qu’il ne retrouve les autres. Le protéger malgré lui. Puis localiser Joachim et son père avant que le sang ne coule à nouveau. Elle était désormais persuadée que le tandem était aussi parti au Nicaragua.

Elle envoya un mail à Claire, sa greffière, pour lui donner ses instructions. Enfin, elle ferma sa session et s’essuya le visage. Même au cœur de la nuit, la chaleur ne désemparait pas. Elle n’avait jamais autant détesté l’été.

Elle prépara son sac de voyage. Elle ne ressentait aucune fatigue. Elle songeait au Président, qui l’aurait bien mise dans son lit et en même temps rayée du TGI. A Reischenbach, qui l’aimait bien mais l’aurait enfermée avec plaisir dans un placard en attendant que les choses se règlent sérieusement — c’est-à-dire entre hommes. A François Taine, pauvre François, qui avait utilisé la série des meurtres pour la draguer...

Il lui vint à l’esprit ces mots de Rosa Luxemburg, son héroïne de jeunesse : « L’homme libre est celui qui a la possibilité de décider autrement. »

Sourire.

N’en déplaise à ces messieurs, elle n’était qu’un homme libre parmi d’autres.

II

L’ENFANT

37

LE VISAGE du Christ sur le cul d’un bus. La première image de Managua. Ou plutôt de ses faubourgs. Un chaos de chromes, de klaxons, de soleil, de panneaux publicitaires... Jeanne avait l’impression de sillonner une gigantesque zone commerciale. Des marques. Des magasins. Des marques encore. Des logos. Et des bus. Des taxis. Des 4x4. Des pick-up... Et partout, le drapeau nicaraguayen flottant dans l’air, blanc et bleu ciel, portant en lui la légèreté, la douceur qu’on pressentait ici malgré le raffut...

Dans son taxi, Jeanne avait le cœur à la retourne. 14 heures à Managua, mais 21 heures pour son propre biosystème. Ses tripes étaient restées à l’heure de Paris et la violence de la lumière l’écorchait vive.

Le centre-ville était plus calme. Managua est une longue cité cuite au soleil, plate comme la main, qui ne compte pas un seul immeuble à étages — on vit ici dans la crainte permanente des cyclones et des tremblements de terre. Les larges avenues, très boisées, donnent l’impression de s’être invitées dans la forêt plutôt que l’inverse. Au-dessus, le ciel bleu semble tout proche, comme intégré à la trame du vent, de l’air, des matériaux.

A cette douceur, s’ajoute le sourire des habitants, petits personnages cuivrés qu’on dirait peints en or brun. Impossible d’imaginer que ce pays a été le théâtre des pires violences de la fin du XXe siècle. Dictature, révolution, contre-révolution mêlées en une inextricable machine de mort et de cruauté.

Le chauffeur lui demanda où elle allait exactement. Elle répondit au hasard :

— Hôtel Intercontinental.

— Le nouveau ou l’ancien ? Jeanne ignorait qu’il y en eût deux.

— Le nouveau.

Tant qu’à la jouer luxe, autant la jouer à fond. L’homme se lança dans de longues explications. L’ancien Intercontinental, le Metrocentro, était situé au bord du lac. Il avait été le fief des journalistes, à l’époque de la « Revolución ». El nuevo était situé au centre de la ville, près du parc de Tiscapa. Le repaire des hommes d’affaires. Les deux hôtels résumaient le développement de la cité.

— Managua est en pleine expansion !

Jeanne n’écoutait pas. Planquée derrière ses lunettes de soleil, elle contemplait la ville. Ses avenues. Ses palmiers. Ses bâtiments en crépi rose. Ses écolières en uniforme blanc et gris. Ses murs peints qui ouvraient l’esprit plutôt qu’ils ne le fermaient. L’ambassade américaine, bâtie comme un bunker, en terrain conquis et en même temps pas si sûre d’elle...