Les souvenirs affluaient. Elle avait commencé son grand voyage en Amérique latine par ce pays. A l’époque, elle écoutait en boucle l’album mythique des Clash, « Sandinista ! » — un disque piqué à sa mère. Les « rude boys » britanniques avaient choisi ce titre en hommage au Nicaragua et à la révolution sandiniste. Quand elle était arrivée, walkman sur les oreilles, elle s’attendait à découvrir le paradis du socialisme. Les choses avaient déjà pas mal évolué depuis le renversement de la dictature. Le président sortant, Arnoldo Alemán, était soupçonné d’avoir détourné plus de 60 % du PNB du pays. Quant au leader légendaire des sandinistes, Daniel Ortega, il était accusé d’avoir violé sa belle-fille... Jeanne ne s’était pas laissé démonter par le goût amer de la réalité. Elle avait augmenté le son de Magnificent Seven et visité le pays, des utopies plein la tête.
Le taxi stoppa. L’Intercontinental était un sommet de luxe et d’impersonnalité. Elle retrouvait ici la neutralité des grands hôtels qui possèdent quelque chose de rassurant, d’universel, mais qui brisaient tout dépaysement, tout sentiment d’exotisme. Où qu’on aille, on visite le même pays... Ici, les architectes avaient pourtant ajouté quelques touches hispaniques. Ornements castillans. Carrelages mauresques. Fontaines stuquées. Mais rien n’y faisait : on était bien dans un bastion du tourisme standard. Signe imparable : Jeanne grelottait déjà sous l’effet d’une climatisation forcenée.
La chambre était dans le ton. Blanche. Glacée. Confortable. Sans le moindre signe particulier. Jeanne prit une douche. Alluma son téléphone portable. Une voix lui signifia en espagnol qu’elle avait changé d’opérateur. Elle sourit. Ce seul détail scella sa situation : elle avait vraiment franchi la ligne. Elle n’avait pas de message.
L’opérateur de l’hôtel la connecta avec le laboratoire Plasma Inc. Eduardo Manzarena n’était pas là. On l’attendait en fin d’après-midi. Jeanne raccrocha et demanda à la réception de lui faire monter la liste des vingt meilleurs hôtels de la ville. Antoine Féraud était forcément logé dans l’un d’eux.
Elle se sentait mieux. La douche. L’air conditionné. Le fait de parler espagnol — les mots, l’accent avaient naturellement jailli de sa gorge, avec une étrange familiarité. Quand elle eut récupéré la liste, elle se mit en devoir d’appeler chaque hôtel. La recherche lui prit plus d’une demi-heure. Pour nada. Féraud était ailleurs. Chez des amis ? Ou bien il avait donné un faux nom — elle ne voyait pas l’intérêt d’une telle manœuvre. Craignait-il Joachim ? Se sentait-il poursuivi ?
15 heures. Elle consigna dans son Mac quelques idées qu’elle avait eues durant le vol — elle avait dormi quasiment pendant les dix heures mais il lui était tout de même venu quelques pistes, quelques détails à creuser... Puis elle prit sa veste, son sac et se résolut à mener certaines démarches avant d’aller frapper à la porte du bureau de Manzarena.
Elle avait deux projets en tête.
D’abord, tester la solidarité entre juges, par-delà les frontières.
Ensuite, faire un tour aux archives de La Prensa, principal journal du Nicaragua, pour mieux cerner l’histoire et le profil du Vampire de Managua.
38
LE TRIBUNAL qu’on appelle « Los Juztjados » est situé au sud-ouest de la ville, près du quartier La Esperanza. Il est coincé entre un marché aux légumes et un parking de bus. Odeurs de fruits pourris, de viande frite et de gas-oil garanties. Jeanne régla le taxi et s’enfonça dans les allées couvertes, labyrinthe ombragé encombré de pastèques, de bananes, de vendeurs ambulants, de cireurs de chaussures, de marchands d’allumettes...
Elle découvrit, fruit précieux dans sa gangue, le palais de justice. En fait de trésor, il ne payait pas de mine. C’était un bloc en préfabriqué protégé par des grilles croulantes et des plantons ensommeillés. Des hamacs étaient suspendus aux arbres. Des fourgons policiers cuisaient au soleil. Il régnait ici un curieux mélange, caractéristique de l’Amérique centrale, mi-à la coule, mi-menace militaire... Le long du grillage, une file d’attente s’éternisait, des paysans nicaraguayens parfaitement immobiles, indifférents à la fournaise, portant leurs dossiers, leurs sandwichs, leurs enfants...
Jeanne y alla au flan, dépassant tout le monde et brandissant sa carte tricolore devant les gardiens. Le coup de bluff marcha. Du moins pour le premier portail. Sa force était son espagnol. Non seulement elle parlait avec fluidité mais elle était capable d’adopter l’accent local. Les militaires furent impressionnés par cette grande rousse venue de France, qui maniait leur jargon comme si elle habitait dans le barrio d’à côté. En guise de sésame, elle eut droit à un coup de tampon bleu sur la main.
À l’intérieur, la mêlée continuait. Au ralenti. Les funcionarios déambulaient, un formulaire à la main. Les visiteurs cherchaient la bonne porte. Les soldats semblaient collés au mur par leur propre sueur. L’édifice lui-même vacillait sur ses fondations. Entièrement construit en matériaux précaires, il paraissait attendre le prochain séisme pour être reconstruit.
Jeanne trouva enfin le bureau du juge. Elle ruisselait de transpiration. Quelques ventilateurs déclaraient forfait contre la chaleur ambiante. Un planton montait la garde. Elle fit passer son passeport, sa carte de magistrate française à la greffière et demanda à être reçue en urgence par la dénommée Eva Arias qui assurait la permanence.
On la fit attendre. Longtemps. Par les portes entrebâillées, elle apercevait la foule qui s’agglutinait dans les salles. Dans le brouhaha, les touches des claviers d’ordinateur claquaient comme des sabots. Des soldats tentaient de maîtriser les masses. Tout cela ressemblait à un jour de soldes aux Galeries Lafayette, version tropicale.
— Señora Korowa ?
Jeanne, assise sur son banc, leva les yeux. Et les leva encore. La femme qui se tenait devant elle mesurait un mètre quatre-vingts.
— Soy Eva Arias, poursuivit la femme en tendant une main puissante.
Elle suivit la géante dans son bureau. Le temps que la magistrate s’assoie, Jeanne la détailla. Des épaules de déménageur. Des bras d’athlète. Un visage qui trahissait des origines indiennes. Pommettes hautes. Nez aquilin. Yeux bridés. Cheveux noirs, comme laqués au cirage, coiffés la raie au milieu et noués en nattes de part et d’autre de sa nuque sombre. Et, bien sûr, une absence totale d’expression.
Jeanne se présenta. Expliqua la raison de sa visite à Managua. Dans le cadre d’une instruction menée en France — une série de meurtres —, elle recherchait un vieil homme et son fils, sans doute d’origine nicaraguayenne, impliqués dans ces crimes. Elle possédait seulement le prénom du fils, Joachim, et supposait qu’ils étaient arrivés à Managua ces derniers jours.
Eva Arias, par égard pour les origines étrangères de Jeanne, pour le voyage qu’elle avait effectué, l’écouta patiemment. Sans faire le moindre geste, ni trahir le moindre sentiment. Tout en parlant, Jeanne jaugeait la femme : une magistrate avec qui on ne plaisantait pas. Une Indienne parvenue à ce statut grâce à la campagne d’alphabétisation des sandinistes, dans les années quatre-vingt. Eva Arias était une de celles qu’on avait surnommées « les juges aux pieds nus », en référence à leurs origines modestes. Une des magistrates qui n’avaient pas hésité à attaquer le président de la République, Arnoldo Alemán, et toute sa famille, quand des indices avaient démontré l’ampleur de leur corruption...
Jeanne acheva son discours. Le silence s’épaissit dans le bureau. Elle éprouvait, au sens physique du terme, la puissance retenue de la juge.