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Finalement, celle-ci demanda d’une voix grave et posée :

— Que voulez-vous de moi ?

— Je pensais... Enfin, je pense que vous pouvez m’aider à les retrouver.

— Vous ne possédez aucun nom. Ni même aucun indice pour les identifier.

Jeanne songea à Antoine Féraud — lui connaissait le patronyme du père. Devait-elle en parler ? L’idée d’organiser une recherche autour de Féraud, comme s’il était coupable, lui déplaisait.

— Différents indices me portent à croire que le dénommé Joachim est l’auteur des meurtres parisiens dont je vous ai parlé.

— Et... ?

— Si cet homme est bien d’origine nicaraguayenne, il a peut-être déjà frappé ici, à Managua, il y a des années.

— Quand ?

— Joachim a trente-cinq ans. A mon avis, il a tué dès son adolescence. Son mode opératoire est très particulier. Il faudrait fouiller les archives des vingt dernières années et...

— J’ai l’impression que vous ne connaissez pas très bien l’histoire de notre pays.

— Je la connais. Je me doute que dans les années quatre-vingt, l’ambiance n’était pas aux investigations approfondies en matière criminelle.

— Les tueurs en masse venaient tout juste de quitter le pouvoir. Nous sommes une jeune démocratie, madame. Un pays en construction.

— Je sais tout cela. Mais je ne vous parle pas d’un assassin ordinaire. Je vous parle d’un meurtrier cannibale. Il doit en rester des traces. Dans les postes de police. Dans les annales des tribunaux. Ou même dans la mémoire des hommes.

Eva Arias posa les paumes à plat sur son bureau.

— Vous avez l’air de penser que les tueurs, chez nous, sont plus sauvages que dans vos pays civilisés.

Jeanne se retrouvait engagée sur le terrain délicat de la susceptibilité nationale.

— Je pense le contraire, señora jueza. Le tueur que je cherche est si barbare que ses actes ont forcément marqué les mémoires. Même en pleine révolution. Je vous montrerai les photos du dossier. Les assassinats qui ont eu lieu à Paris dépassent l’entendement. Ils font preuve d’une sauvagerie... hallucinante.

— Vous pensez que votre tueur est... indien ?

— Pas une seconde. Señora...

— Appelez-moi Eva. Après tout, nous sommes collègues.

— Eva, très bien. Laissez-moi vous préciser une chose personnelle. Lorsque je suis sortie de l’École nationale de la magistrature en France, j’ai décidé de traverser l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud. Par pur amour de la culture hispanique. Vous entendez mon espagnol. J’ai passé plus d’une année sur votre continent. J’ai lu la plupart des grands écrivains de votre culture. Jamais vous ne pourrez me prendre en flagrant délit de préjugés ou d’idées reçues contre l’Amérique latine.

Eva Arias se tut. Le silence et la chaleur se conjuguaient en une masse de plus en plus oppressante. Respirer était difficile. Jeanne se demanda si elle n’avait pas commis une nouvelle gaffe. Pour une Indienne du Nicaragua, faire l’apologie de la culture hispanique n’était peut-être pas une bonne idée. Un peu comme faire l’éloge de Mark Twain dans une réserve indienne du Dakota.

— A quel hôtel êtes-vous descendue ? demanda l’Indienne d’un ton plus affable.

— À l’Intercontinental.

— Lequel ?

— Le nouveau. Je vais y laisser mon traitement de juge.

Sans qu’aucun signe le laisse prévoir, l’expression impassible de l’Indienne se brisa en un sourire. Jeanne comprit ce principe : le visage d’Eva Arias agissait par surprise. Impossible de deviner ce qu’il vous préparait...

— Je vais passer quelques coups de fil. Ça ne sera pas facile. Tous les juges ont été remplacés après la révolution sandiniste. Par ailleurs, il est inutile d’espérer quoi que ce soit des archives. Tout ce qui date d’avant la révolution a été perdu ou détruit — souvent par les juges eux-mêmes. Durant les années de révolution, c’est encore plus simple : rien n’a été écrit.

— Donc ?

— Je pense aux journalistes. Je connais quelques vieux renards qui ont tout vu, tout connu. S’il y a eu un meurtre cannibale, même au fin fond de la jungle du pays, ils s’en souviendront.

Jeanne se leva et remercia la magistrate. Sans effusion : elle voulait se placer au diapason du flegme indien. Elle quitta Eva Arias avec une pointe de remords. Elle n’avait pas joué franc-jeu avec elle. Elle avait occulté le nom d’Eduardo Manzarena. Elle avait voulu conserver une longueur d’avance sur la justice de ce pays.

39

16 heures.

Nouveau coup de fil à Plasma Inc.

Toujours pas d’Eduardo Manzarena. Jeanne prit la direction de La Prensa. Elle retrouva avec bonheur la climatisation du taxi. Les bureaux du journal étaient situés à l’autre bout de la ville. Elle eut tout le temps de détailler encore la capitale.

Le trafic était dense. Et plus dense encore, aux feux rouges, la vente de portière à portière. Des barbes à papa, des chiens, des hamacs, des cigarettes, des kleenex..., tout se vendait ici entre les voitures. Jeanne remarquait aussi les jeunes femmes qui déambulaient le long de la chaussée. Chignon serré. Visage ovale. Jeans pattes d’eph. La seule touche personnelle était la couleur du bustier : turquoise, rose, vert amande, jaune tournesol... Malgré elle, Jeanne était jalouse de leur beauté à la fois sombre et radieuse, de leur jeunesse, de leur osmose avec la terre, l’air, le ciel. Et aussi de leur ressemblance entre elles — elles paraissaient partager un secret de jouvence, mais de bon cœur, sans esprit de compétition.

Jeanne respirait en même temps quelque chose de plus lugubre. Le poids du passé. La population, derrière ses sourires, sa gentillesse, était encore accablée par la violence du siècle dernier. Le sang hantait toujours les esprits. Une sorte de veillée funèbre permanente désincarnait les âmes. Trois siècles d’exploitation américaine. Quarante ans de dictature sanglante. Une révolution. Une contre-révolution. Tout ça pour sombrer dans une corruption larvée, endémique, incurable... Pas vraiment de quoi être optimiste.

Le siège de La Prensa était un bloc de ciment sans âme mais les archives étaient entreposées dans un bâtiment annexe pittoresque, avec petit patio fleuri et ornements de stuc. Les anciens numéros étaient mémorisés sur microfilms — pas besoin de se plonger dans l’encre et le vieux papier. Jeanne dut d’abord interroger l’archiviste en chef, une vraie encyclopédie, pour s’orienter dans ses recherches. De mémoire, l’employé lui donna les années à consulter en priorité. Les années « star » d’Eduardo Manzarena, le Vampire de Managua.

Au fil des bobines, Jeanne vit passer une bonne partie de l’histoire récente du Nicaragua. Elle la connaissait déjà. La tradition des républiques bananières — qu’on appelait ainsi parce que les États d’Amérique centrale étaient devenus des fournisseurs de fruits tropicaux totalement contrôlés par les États-Unis. Comme la plupart des gens de gauche, Jeanne détestait les États-Unis. Globalement. Arbitrairement. Irrationnellement. Ce pays représentait tout ce qu’elle haïssait : la violence impérialiste, le tout-consumérisme, la liberté exclusivement dédiée à la réussite matérielle. Et surtout, l’élimination radicale des faibles et des minorités. Non contents d’avoir organisé le génocide des populations indiennes nord-américaines, les États-Unis avaient aussi financé les pires dictatures de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud.

Avec une rage mêlée d’une jouissance étrange, Jeanne se rafraîchit la mémoire en s’arrêtant sur quelques articles. La dictature hallucinante de violence d’Anastasio Somoza Debayle, héritier d’une longue lignée d’assassins. Les morts. Les tortures. Les viols. Les spoliations. Le tyran criminel avait un jour répondu aux journalistes qui l’interrogeaient sur ses richesses : « Que je sache, je n’ai qu’une propriété. Elle s’appelle Nicaragua. » Puis la révolution sandiniste, dédiée à l’alphabétisation, au partage des terres, au respect des paysans. L’espoir, enfin. Puis la contre-révolution, financée par Ronald Reagan, grâce au trafic d’armes avec l’Iran... Des horreurs. Des horreurs. Des horreurs. Aujourd’hui, la situation s’était stabilisée. Mais les maux chroniques du pays guettaient toujours...

Eduardo Manzarena en était un splendide exemple. D’origine cubaine, il avait commencé à faire fortune dans les années soixante-dix. Exilé à Miami, l’homme d’affaires, lui-même médecin hématologue, avait repéré un besoin spécifique aux États-Unis : le sang. La guerre du Vietnam avait démontré l’importance de la transfusion sanguine en cas de conflit. Or les États-Unis manquaient de réserves. Où trouver cette denrée rare ? Dans les pays pauvres. En 1972, juste après le tremblement de terre, Manzarena s’était installé à Managua et avait ouvert la première banque privée de sang. En quelques années, il avait développé son business avec brio, dépassant avec son seul centre les rendements des autres pays fournisseurs des Etats-Unis : Haïti, Brésil, Belize, Colombie... En 1974, Plasma Inc. fournissait 20 000 litres de sang par mois, soit, à lui seul, 10 % de l’industrie privée américaine dans ce domaine.

La fortune de Manzarena reflétait, en image inversée, la pauvreté des donneurs, des paysans ruinés par le séisme qui vendaient un litre de sang par semaine, sans laisser le temps à leur organisme de se régénérer. A ce rythme, plusieurs hommes étaient morts dans les locaux de la banque. Les esprits s’étaient échauffés. Plasma Inc. était devenu le symbole de l’exploitation de l’homme par la dictature — jusqu’à la mort. Un jour de 1978, le peuple avait laissé libre cours à sa colère et avait incendié la banque. Le sentiment de révolte s’était alors propagé dans tout le pays et la révolution sandiniste avait éclaté. Mais le Vampire de Managua avait déjà disparu.

Le gouvernement socialiste avait interdit le commerce du sang et du plasma. Désormais, les dons s’effectueraient gratuitement, sous le contrôle de la Cruz Roja nicaraguayenne. Le sang serait ensuite fourni gracieusement aux hôpitaux et cliniques. Et plus question d’exportation. Mais les années avaient passé. Le naturel était revenu au galop. Arnoldo Alemán et son gouvernement corrompu avaient autorisé Eduardo Manzarena à se réinstaller à Managua, lui et son business sordide. Aujourd’hui, il faisait de nouveau concurrence à la Croix-Rouge et on se pressait à sa porte pour gagner quelques cordobas.

Son empire s’était même étendu. Des centres de captation avaient ouvert au Guatemala, au Honduras, au Salvador, au Pérou, en Equateur, en Argentine. Jeanne imaginait des rivières de sang convergeant vers l’estuaire Manzarena jusqu’à se perdre dans la mer — les États-Unis. De telles histoires n’étaient possibles que dans les souterrains du monde. Là où la misère autorise tout. Là où l’âpreté et la corruption repoussent toujours, comme sur du fumier.

Elle regardait le portrait du Vampire qui scintillait devant elle — un homme énorme aux larges mâchoires, portant une chevelure d’argent coiffée en arrière, comme un casque de la guerre de Cent Ans. L’air paisible et repu, il ressemblait à un chevalier qui aurait terrassé ses ennemis : la justice, l’humanité, l’égalité...

Qu’avait donc envoyé le Vampire par UPS à Nelly Barjac le 31 mai dernier ? Un échantillon de sang ? Était-ce à cause de ça que la cytogénéticienne avait été tuée et dévorée ? Pourquoi Taine avait-il appelé cet homme, le dimanche 9 juin ? Pourquoi, le même jour, Antoine Féraud l’avait-il également contacté ? Que savait Eduardo Manzarena sur les meurtres et leur auteur ? Quel était son lien avec Joachim ?

Jeanne rembobina les films, éteignit l’écran, salua l’archiviste. Elle ne prit pas la peine de rappeler Plasma Inc. Elle décida d’y aller directement. Et de se confronter au Vampire en personne.