Nouvelle salle. Murs roses. Portes frigorifiques qui devaient abriter les livraisons à destination des États-Unis. Il y avait aussi des armoires vitrées, dont les étagères allaient et venaient, faisant tressauter des poches sombres, sans doute pour empêcher le sang de coaguler. Jeanne se dit que si les Nord-Américains étaient venus y regarder de plus près, ils n’auraient certainement pas acheté son plasma à Eduardo Manzarena.
Enfin, le département administratif. Des bureaux. Des ventilateurs. Des secrétaires à chignon haut. Jeanne passa sans un regard pour les filles, devinant que l’antre du boss était au fond du couloir. Au premier angle, une annexe s’ouvrait sur deux pièces, l’une à gauche, l’autre à droite. La première avait sa porte fermée. La seconde était ouverte, mais vide. Le bureau de la secrétaire. Elle repéra un répertoire à l’ancienne trônant près de la machine à écrire. Des fiches perforées, enfilées sur deux anneaux d’acier.
Elle les feuilleta rapidement, manzarena. eduardo. La fiche portait les coordonnées personnelles du patron. Une adresse dans le style nicaraguayen. Managua avait été tant de fois abattue par les tremblements de terre et les cyclones, tant de fois reconstruite, que les rues et avenues ne portaient plus ni nom ni numéro. On s’orientait donc grâce aux points cardinaux, aux surnoms des blocs et à d’autres repères — plutôt folkloriques.
Elle attrapa une feuille, un stylo et recopia les indications : « Tica Bus, 1 cuadra del lago y 1 cuadra y média arriba. » Ce qui signifiait approximativement que, depuis le terminal de Tica bus, il fallait s’orienter vers un point situé entre un bloc en direction du lac et un bloc et demi vers le haut, c’est-à-dire à l’est... Jeanne nota, se disant qu’un chauffeur de taxi comprendrait le message.
Quelques minutes plus tard, elle était dehors. Le conducteur réagit aussitôt au texte énigmatique. Jeanne se renfonça dans son siège. Elle demanda qu’on règle la climatisation à fond. S’essuya le visage avec des lingettes parfumées qu’elle avait achetées à l’aéroport de Madrid — sa meilleure idée pour l’instant.
Et tenta de se calmer.
La nuit tombait. Jeanne éprouvait un mauvais pressentiment. Peut-être qu’elle arrivait trop tard... Peut-être que Joachim avait déjà frappé... Peut-être que Manzarena...
Elle tressaillit.
Et comprit son pressentiment.
Rien à voir avec Manzarena.
Il s’agissait d’Antoine Féraud. Sa conviction se précisait. Il avait retrouvé Joachim et son père à Managua. Il avait voulu les raisonner. Les avait exhortés à se rendre à la justice.
Et cette démarche lui avait coûté la vie.
41
JEANNE parvint dans le quartier de Manzarena au moment où le jour disparaissait. Le chauffeur lui expliqua comment atteindre la villa à pied. Les réverbères ne s’étaient pas encore allumés. Elle remonta la rue en pressant le pas. Elle voulait sonner à la porte avant que les lumières électriques ne jaillissent — une idée comme ça.
Il régnait dans l’artère un silence impressionnant. Les maisons derrière leurs murs d’enclos ou leur grillage se densifiaient dans l’obscurité. Pas âme qui vive dans la rue ni aux fenêtres. Ses pas résonnaient dans le noir, à mesure qu’elle croisait des chilamate, des arbres puissants dont elle avait lu le nom dans un des guides achetés à l’aéroport de Madrid. Elle trouva enfin la demeure — le chauffeur la lui avait décrite.
Elle sonna, lançant quelques regards à travers la grille. La villa paraissait modeste. Des bougainvillées roses, des orchidées violacées, des palmiers trapus laissaient entrevoir des murs gris, un toit rouge, des vérandas ouvertes et des terrasses typiques de l’architecture nicaraguayenne. L’air, la chaleur, la végétation des jardins s’invitaient à l’intérieur de ces constructions. On faisait ici tomber les murs comme on tombe la veste dans une fête décontractée.
Personne pour lui ouvrir. Où étaient les gardes du corps ? les serviteurs ? Elle sonna à nouveau. Aucune lumière ne s’allumait nulle part. Seule une faible clarté, intermittente, agitait l’obscurité d’une des vérandas. Sans doute un piège à moustiques. Eduardo Manzarena était de sortie. Et son personnel en congé. Jeanne ressentit un vrai abattement. Tous ses efforts avaient convergé vers cet instant — et cet instant lui était volé. Elle se retrouvait sur le seuil d’une maison inconnue, dans un quartier désert et sombre, à plus de dix mille kilomètres de chez elle...
Elle allait repartir quand une idée la saisit. Une petite perquise en douce... La mauvaise idée par excellence. Un coup à se retrouver dans les geôles de Managua... Trop tard. Elle saisissait déjà la poignée du portail — deux plaques de fer ajourées, relevées de motifs et d’arabesques. Aucune résistance. Jeanne lança un coup d’œil de droite à gauche puis se glissa dans les jardins. Pas de chien. Aucun bruit. Elle avait la bouche sèche comme un four à briques, tandis que son corps ruisselait de sueur. Elle était dans la place. Elle était dans l’illégalité. Il n’y avait plus qu’à assumer.
Elle traversa les jardins. Herbes souples. Fleurs énormes. Palmiers au tronc gris, craquelé comme des ananas. Son pied toucha du dur. Un carrelage enfoui parmi les buissons. Première véranda. Une fontaine coulait au centre. Un ventilateur tournait au plafond, brassant l’air chaud. Une télévision ronronnait dans un coin, sans le son — la source de clarté de tout à l’heure. Ce poste allumé impliquait un départ précipité. L’absence de domestiques renforçait le mauvais présage. Que s’était-il passé ici ?
Elle accéda à un salon — sorte de prolongement de la terrasse. Tout était ouvert. Manzarena ne craignait décidément pas les voleurs. A l’instant où elle pénétrait dans la pièce, les réverbères de la rue s’allumèrent. Elle sursauta et se projeta sur la droite, à l’abri des regards. Elle compta jusqu’à dix puis risqua un œil. Personne sur l’avenue. Elle considéra de nouveau le salon. Les rais des luminaires filtraient par les grilles de fer forgé, les murs à claire-voie, les stores rectilignes, projetant des ombres obliques et croisées.
Elle avança. Pas le moindre souffle d’air ici. Elle traversait des eaux lentes, dont la pression pesait sur ses épaules. Le décor. Fauteuils alanguis dans l’ombre. Longue table couverte d’une toile cirée. Bar alignant des bouteilles en série. Les yeux d’un masque de terre cuite l’observaient du fond d’une étagère. Une odeur prégnante d’eau de Javel s’élevait du sol. Le personnel semblait avoir mené ici une opération commando avant de se volatiliser. Pourquoi avoir laissé tout ouvert ?
Un escalier. Pour la forme, Jeanne appela : « Señor Manzarena ? » Le silence en réponse, scandé par les pales du ventilateur de la véranda. Elle gravit les marches. Premier étage. Couloir. Des chambres. Des murs de ciment peint, vert d’eau, orange cru. Des lits en bois. Des meubles en rotin. Par les fenêtres, toujours fermées par des stores, la lumière électrique en lignes claires.
Jeanne avance toujours. Depuis un moment, elle a compris. A cause de l’odeur qui flotte. Intense. Sucrée. Nauséabonde. A mi-chemin entre le fruit pourri et la viande faisandée. Fond du couloir. Nouvelle porte. L’entrouvrant, Jeanne sait, à cette seconde même, qu’elle a découvert le pot-aux-roses.