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Eduardo Manzarena est arc-bouté derrière son bureau, la tête posée sur la table, sous la grille de l’air conditionné qui ronronne. Son crâne est ouvert en deux comme une pastèque fracassée. Son cerveau en jaillit pour se déverser sur le sous-main de cuir. Un nuage de mouches tourbillonne au-dessus.

Joachim a été plus rapide qu’elle.

Respirant par la bouche, Jeanne fait deux pas à l’intérieur, fouille dans son sac, trouve, entre rouge à lèvres et chewing-gums, des gants de latex qu’elle conserve toujours. Elle les enfile et s’adapte au tableau seulement éclairé par les lueurs indirectes des réverbères. Elle note, simultanément, plusieurs faits.

Manzarena est encore plus gros que sur la photo : il doit peser dans les 150 kilos. Vêtu d’un tee-shirt blanc et d’un jogging gris clair, il se tient penché, les bras glissés sous le bureau. Jeanne songe au film Seven. L’obèse sacrifié au nom du péché de gourmandise. Le tableau rappelle la scène, mais dans une version noir et blanc. Seven, oui, mais revu par Fritz Lang.

Deuxième fait. Le tueur a retourné la pièce. Les bibliothèques ont été fouillées, secouées, éventrées. Les tiroirs vidés. Les placards renversés. Le sol est jonché de livres appartenant tous à la même collection : des couvertures gris moiré. Que cherchait le meurtrier ?

Troisième fait : le cannibalisme. L’odeur d’hémoglobine et de chair crue sature la pièce. Comme si on avait ouvert ici un robinet de sang. L’assassin s’est nourri du corps. Un avant-bras, arraché, repose parmi les bouquins. Des fragments de tissu s’étirent sur les pages encroûtées de sang. Joachim est dans la ville. Il s’est nourri du Vampire de Managua. Pour lui voler quel pouvoir ?

Dernier élément à noter : pas d’inscriptions sanglantes sur les murs. L’alphabet mystérieux doit être réservé aux Vénus.

Jeanne commence l’examen du corps. Elle éprouve une sorte de distanciation bienvenue, liée à la fatigue, au décalage horaire, à la chaleur... Elle se penche sous le bureau. Nouveau bourdonnement de mouches. Un moignon sanglant, tranché au coude. L’autre avant-bras porte des marques de morsures. Le pantalon de l’obèse est baissé. Ses cuisses portent des traces d’entailles, de suçons — toujours les mêmes signes d’avidité, d’appétit de chair humaine. L’entrejambe est noirci de sang. Jeanne n’a pas envie d’en savoir davantage.

Elle se redresse. Voit tourner la pièce. Lève la tête vers la grille d’air conditionné, en quête d’un peu d’air frais. Elle attrape une chaise et s’effondre. Ferme les yeux et puise au fond d’elle-même ses dernières forces. Elle sait que ces minutes solitaires sont capitales pour effectuer une découverte. Débusquer un signe, un indice, avant d’appeler la cavalerie.

Elle se remet debout, contourne le corps, observe son dos. Le lieu d’un nouveau carnage. A coups de hache ou de machette, l’assassin a frappé comme il aurait percé la coque d’un bateau. Des flots de sang ont jailli. Le tueur a été plus loin. Il a plongé les mains de part et d’autre de la colonne vertébrale et tiré ce que ses doigts ont pu saisir. Reins. Intestins. D’autres organes. Le mort déploie derrière lui des protubérances horrifiques, évoquant les ailes d’un dragon monstrueux.

Elle tente un premier bilan. Les signes de décomposition sont manifestes. L’extrémité des doigts est gonflée, comme si Manzarena avait pris un bain de plusieurs heures. La desquamation a débuté un peu partout. Les taches couleur lie-de-vin sont nombreuses. La langue, gonflée par l’activité des bactéries, sort de la bouche. Tout le processus a été accéléré par la chaleur. Manzarena n’a peut-être pas été tué il y a si longtemps... Jeanne parierait pour moins de vingt heures.

Pourquoi les domestiques n’ont-ils rien découvert ? Ont-ils paniqué en tombant sur le cadavre ? Et les gardes du corps ? Pourquoi ne s’est-on pas inquiété à la banque de sang de son absence ?

Elle n’a toujours pas trouvé un seul indice, un seul signe qui lui donnerait une avance sur l’enquête. Elle scrute le sol. Les vagues de couvertures argentées. Elle attrape un des livres. Totem et tabou de Freud, traduit en espagnol. On lui a déjà parlé de ce livre, il y a quelques jours. Antoine Féraud. Dans les jardins des Champs-Elysées.

Elle se penche et attrape un autre livre. Totem y Tabú, encore une fois. Un autre. Totem y Tabú. Un autre encore. Totem y Tabú... Jeanne considère les livres encastrés dans la bibliothèque. Les dos de toile grise. Les lettres d’or des titres. Totem y Tabú. Partout. Répété sur tous les rayonnages...

Eduardo Manzarena s’est construit ici une forteresse. Un refuge dont les pierres sont des exemplaires du même ouvrage. Pourquoi ? Qu’étudiait-il ? Cherchait-il à se protéger, symboliquement, avec ces livres ?

Elle se retourne et observe le bureau. Plusieurs bouquins sont englués sous la matière grise. Elle en repère un, près de l’ordinateur, qui n’est pas trop souillé. Le feuillette rapidement. Le fourre dans son sac.

Elle ouvre son téléphone portable et compose un numéro mémorisé.

— Señora Arias, por favor.

42

LE PREMIER FLIC trébucha sur les livres. Le second tenta de le rattraper et s’appuya, à mains nues, sur la poignée de la porte. Finalement, les deux rebondirent contre le cadavre — il en aurait fallu plus pour bouger la masse de Manzarena. Un des policiers se cogna contre l’étagère qui céda et provoqua un déferlement de bouquins sur ceux déjà disséminés par terre.

— Que mierda ! hurla l’homme.

Jeanne faillit éclater de rire. Pure nervosité. Elle n’avait jamais vu un tel chaos sur une scène de crime. Chacun pataugeait dans la sauce avec ses chaussures de ville. Aucun flic ne portait de gants. Pas l’ombre d’un périmètre de sécurité. Et chaque visage offrait une variation comique sur le thème de l’effarement.

Un homme en blouse blanche — sans doute l’équivalent de l’IJ de la police française — s’échinait à ouvrir une mallette chromée fermée à clé. Il ne cessait de répéter :

— Donde esta la llave ? Tienes la llave ?

Jeanne se souvint que le taux d’élucidation des forces de l’ordre, dans ces pays d’Amérique centrale, avoisinait zéro. Les flics ici ne connaissaient qu’une seule méthode d’enquête : le flagrant délit.

Derrière le photographe, qui tournait autour du corps avec méfiance, comme si le cadavre allait se relever d’un coup, Jeanne aperçut la haute stature d’Eva Arias. Elle avait l’air furieuse. Furieuse de l’incompétence des policiers. Furieuse de la présence de Jeanne, juge française et témoin central dans cette affaire. Elle paraissait même la tenir pour personnellement responsable de ce carnage...

— On doit parler vous et moi.

Jeanne suivit l’Indienne dans une pièce voisine. Elle n’attendit pas ses questions. Elle résuma l’enquête de l’après-midi. La place d’Eduardo Manzarena dans l’histoire. Au passage, elle dut ajouter quelques faits. La mort de François Taine brûlé vif. L’implication d’un psychiatre, sans doute en visite à Managua. Puis un portrait plus détaillé du suspect, Joachim, mi-avocat humanitaire, mi-monstre autiste, d’inspiration primitive...

La géante se taisait. Son visage était aussi expressif que le tronc d’un chilamate.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas tout dit cet après-midi ?

— Ma requête était assez bizarre comme ça. Je ne voulais pas en rajouter.

Nouveau silence.

— Que savez-vous sur Eduardo Manzarena ? reprit enfin l’Indienne.