— Ce que j’ai lu dans les archives de La Prensa. Il a réussi une première fois dans le business du sang. A disparu à l’arrivée du sandinisme. Est réapparu dans les années quatre-vingt-dix.
— Avec le retour de la droite au pouvoir.
La magistrate avait ajouté ce commentaire avec une rage froide. Elle ruminait encore sa colère d’avoir perdu les élections de l’époque. Elle se tenait près d’une fenêtre. Les éclairs des gyrophares du dehors lacéraient son visage par à-coups.
— Le peuple du Nicaragua a voté contre la guerre, dit Eva Arias à voix basse. Pas contre nous.
— Bien sûr, ajouta Jeanne, qui n’avait pas envie de la contrarier.
— Vous saviez que Manzarena était menacé ?
— Menacé ? Par qui ?
Eva Arias fit un geste vague. Pas d’explication en vue.
— C’est le plus étrange, continua-t-elle. Ces dernières semaines, il vivait entouré de gardes du corps. Il restait prostré chez lui. Pas de femmes, pas d’enfants. Un solitaire. Un homme qui avait peur.
Jeanne comprit un détail : la Pékinoise, la petite secrétaire de Plasma Inc., avait promis que Manzarena passerait au bureau dans la journée. Pur discours officiel. Il ne venait plus au bureau depuis longtemps...
— Il faut que je retrouve les gardes du corps, murmura Eva Arias. Les domestiques. Ils savent forcément quelque chose.
— De quoi avait peur Manzarena ? insista Jeanne. Qui le menaçait ?
Eva Arias regardait à travers les lattes des stores.
— A partir de maintenant, fit-elle en éludant la question, je vous interdis de vous mêler de cette enquête. Vous ne bougez plus. Sinon, je vous assigne à résidence dans votre hôtel. Laissez faire les hommes de notre police.
— J’ai pu mesurer leur efficacité. Eva Arias la fusilla du regard.
— Possédez-vous des techniciens de police scientifique ? Les yeux de l’Indienne lancèrent des éclairs.
— Je connais ce tueur, continua Jeanne. Il ne prend aucune précaution. En tout cas, pas du côté des traces qu’il laisse. Relevez les empreintes sur la scène de crime. Celles du meurtrier seront partout. Avec celles de vos hommes, bien sûr.
La géante conservait toujours le silence. Elle paraissait prête à exploser.
— Joachim est sans doute originaire du Nicaragua. S’il a été fiché une fois, une seule fois, par vos services, nous pourrons l’identifier en comparant les empreintes de ce soir.
La juge ordonna :
— Venez près de moi. Jeanne s’exécuta.
— Regardez, souffla Eva Arias.
Le quartier s’était rempli d’une foule compacte. On pouvait voir les passants s’agglutiner contre les grilles, les yeux fixes comme des zombies, éclaboussés par les lueurs blafardes des véhicules de la police.
— Ils ne comprennent pas ce qui se passe, chuchota la juge de sa voix grave. Jusqu’à présent, les tueurs en série portaient un uniforme et agissaient en commandos. Alors, un tueur solitaire. S’acharnant sur une seule victime. C’est trop ou trop peu, vous comprenez ? Une sorte de luxe. (Elle ajouta, un léger sourire dans son timbre de glas :) Un luxe européen ou nord-américain.
— Le meurtrier est originaire de votre pays.
— Peu importe.
Eva Arias se tourna vers Jeanne. Son visage ressemblait à ces blocs de grès pré-colombiens taillés en faciès.
— Nous n’avons pas de laboratoire scientifique. Nous n’avons pas de fichiers d’empreintes. Nous n’avons rien, vous comprenez ?
— Je peux vous aider.
— Nous n’avons pas besoin d’aide. Je vais vous faire accompagner au poste de police. Vous allez signer votre déposition et rentrer à votre hôtel. Laissez-nous opérer à notre façon.
— Quelle est votre façon ?
Encore une fois, le sourire d’Eva Arias la prit par surprise. Impossible de deviner, la seconde précédente, que son expression allait se modifier.
— Notre chef de la police est un ancien révolutionnaire sandiniste. Un de ceux qui ont pris la ville de León. En plein affrontement, il s’est volontairement fait sauter dans la garnison centrale. La bombe n’a pas explosé et il s’en est sorti. Voilà le genre d’hommes qui dirigent nos enquêtes, madame la Française.
— Je ne comprends pas ce qu’un tel acte peut révéler comme compétences policières.
— Parce que vous n’êtes pas du pays. Je vais vous faire raccompagner.
Jeanne recula. Un homme en armes se tenait déjà sur le seuil de la pièce. Elle allait le suivre quand Eva Arias la rappela :
— Vous savez que la mort de Manzarena est plutôt ironique.
— Pourquoi ironique ? A cause du sang versé ?
— J’ai appris quelque chose sur lui aujourd’hui. Jeanne revint sur ses pas.
— Manzarena était comme vous, fit l’Indienne.
— Comme moi ?
— Il s’intéressait au cannibalisme. Cet après-midi, j’ai passé quelques coups de fil. Ce que je peux déjà vous dire, c’est qu’il n’y a jamais eu de crimes anthropophages au Nicaragua. Mais en parlant avec d’autres juges, j’ai compris que Manzarena les avait déjà appelés. Et qu’il avait posé les mêmes questions que vous.
Avec une précision : il cherchait un fait divers de ce genre en 1982.
Le médecin hématologue menait donc la même enquête que Jeanne. Mais il possédait des éléments qu’elle ignorait. Connaissait-il l’histoire de Joachim ? Redoutait-il que le tueur autiste ne l’élimine ? Quel était le lien avec le pli qu’il avait envoyé à Nelly Barjac ?
Eva Arias ouvrit son cartable et en sortit un livre. C’était un des bouquins à couverture argentée du bureau de Manzarena. Jeanne pensa à l’exemplaire qu’elle avait elle-même fourré dans son sac...
— Vous avez remarqué, n’est-ce pas, que sa bibliothèque ne contient qu’un seul et même livre ?
— Totem et tabou, de Freud.
— Vous saviez que dans les pays d’Amérique centrale et latine, on se passionne pour la psychanalyse ?
— Je l’ignorais. Dans tous les cas, ça ne suffit pas à expliquer la présence de tant d’exemplaires à la fois.
— Non. Mais ça boucle la boucle.
Eva Arias considéra son ouvrage qui brillait à la lueur des gyrophares.
— Quand j’étais étudiante, après la révolution, je me suis intéressée à la psychanalyse, moi aussi. Je voulais même écrire un mémoire sur l’importance de cette discipline pour le développement de la démocratie dans notre pays. Des rêveries de jeune fille. (Elle brandit le livre.) Vous l’avez lu ? Vous savez de quoi ça parle ?
Jeanne tenta de se souvenir des paroles de Féraud. Rien ne lui revint.
— Non.
— De cannibalisme. Pour Freud, l’histoire de l’humanité a commencé avec le meurtre originel du père. Les hommes du clan ont tué leur père et l’ont mangé. Tout est mal qui finit mal.
43
EN FRANCHISSANT les portes de l’Intercontinental, elle eut l’impression que tout le monde était déjà au courant du meurtre. Elle puait la viande morte. Elle portait la trace du crime. Elle faisait tache dans cette atmosphère de luxe et de confort.
Elle traversa le hall climatisé, puis accéda de nouveau à la chaleur du dehors, dans le grand patio central du palace. Elle observa la surface turquoise rétro-éclairée de la piscine surplombée de palmiers. Et révisa son jugement. Le lieu était plus fort qu’elle ne l’aurait cru. Sa malédiction ne pénétrait pas ces murs. Comme l’huile ne pénètre pas l’eau. Elle gardait sa noirceur. L’hôtel de luxe conservait son pouvoir d’indifférence.
Elle s’installa dans un transat et réfléchit à son voyage. Cette enquête, elle l’avait voulue. Elle avait prié, espéré, intrigué pour obtenir un vrai dossier criminel. Maintenant, elle l’avait. Pas officiellement, mais moralement. Etait-elle heureuse pour autant ? Se sentait-elle à l’aise dans ce bourbier de sang et de violence ? Ce n’était pas la bonne question. Elle devait neutraliser le tueur. Venger François Taine et les autres victimes. Basta. Le point positif était qu’elle n’éprouvait aucune peur. Comme si son premier affrontement avec Joachim, dans le cabinet de Féraud, l’avait immunisée...