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Un serveur vint interrompre ses pensées.

— Un Coca Zéro, por favor.

S’agitant sur sa chaise longue, elle sentit l’angle d’un objet dans son sac. Totem y Tabú. Freud. Elle feuilleta le bouquin. Les paroles d’Eva Arias lui revinrent à la mémoire. Elle avait eu sa période Freud, elle aussi, durant sa dépression, cherchant, comme beaucoup dans ces cas-là, des clés pour comprendre pourquoi sa tête lui échappait à ce point-là. Mais elle ne s’était jamais intéressée à ce versant des recherches du Viennois. Elle referma le livre. Pas la concentration suffisante pour s’y plonger.

Elle tourna et retourna l’ouvrage. Rien à signaler. Une édition espagnole grand format — un éditeur universitaire de Madrid. Pourquoi Manzarena en avait-il conservé autant d’exemplaires ? Existait-il un code à l’intérieur de la traduction — ou au fil des livres imprimés ? Arrête ton délire...

Son Coca arriva. Elle but et crut qu’elle allait se fissurer tant le contraste était violent entre la chaleur de la nuit et le froid du breuvage. Chaque bulle explosait en une minuscule morsure glacée au fond de sa gorge.

Comme si cette sensation lui avait brutalement conféré un super-pouvoir, elle reprit le livre et le palpa encore. La couverture. Le dos. Les pages. Elle était maintenant certaine que le volume abritait un secret. Elle tâta encore le papier, le carton, le relief des caractères.

Et trouva.

Dans l’épaisseur de la couverture, une lettre était dissimulée. Il suffisait d’écarter la paroi encollée pour l’atteindre. Jeanne l’extirpa avec précaution. Elle aurait dû utiliser des gants mais elle commençait à prendre les manières nicaraguayennes.

Au fil de son geste, deux idées la saisirent. La première, Emmanuel Aubusson le lui avait souvent répété : dans une enquête, nul n’est à l’abri d’un coup de chance. Elle avait piqué un livre, un seul, celui qu’Eduardo Manzarena conservait à portée de main, sur son bureau, et c’était précisément celui qui contenait le secret. Sa deuxième conviction, c’était qu’elle avait trouvé, par hasard, ce qu’avait cherché le tueur en démolissant le bureau.

Jeanne ouvrit délicatement la feuille pliée en quatre. Une lettre. Rédigée à la main. En espagnol. Murmurant les mots, elle se livra aussitôt à une traduction simultanée :

Eduardo,

Vous aviez raison. Le mal est ici, à Formosa. Je n’ai rien vu de mes propres yeux mais j’ai recueilli des témoignages. Les paroles des Indiens vont toutes dans le même sens. La Forêt des Ames abrite le mal...

Surtout, j’ai pu collecter quelque chose d’essentiel. Un échantillon de sang d’un des hommes infectés — un homme que nous avons traqué à travers la lagune sans le voir et que nous avons blessé. Vous connaissez la région : je n’ai pas voulu m’aventurer plus avant dans la forêt. Mais j’ai recueilli ces quelques gouttes avec soin. Elles vous permettront d’effectuer, je l’espère, l’analyse que vous envisagiez.

Si vous lisez cette lettre, c’est que vous avez reçu l’échantillon. Manipulez-le avec précaution ! J’ai toutes les raisons de penser que le mal est contagieux. Je prie maintenant Notre Seigneur pour qu’il nous protège. Ne sommes-nous pas en train d’ouvrir les portes de l’Enfer ?

Niels Agosto, 18 mai 2008, Campo Alegre, Formosa.

Le premier détail bizarre était le lieu précisé, près de la signature. Campo Alegre, Formosa. Jeanne ne connaissait pas de Formosa au Nicaragua. Mais il existait une province de ce nom en Argentine, dans le Nordeste, une région très isolée. Elle relut la lettre. Eduardo Manzarena avait envoyé un émissaire pour détecter les traces d’une infection en Argentine. Craignait-il de provoquer une pandémie dans son propre pays en important du sang de cette région ? Ou au contraire s’intéressait-il, à titre personnel, à ce mystérieux « mal » ?

Jeanne ordonna les événements chronologiquement. La lettre était datée du 18 mai. Manzarena avait sans doute reçu l’échantillon une semaine plus tard. Qu’en avait-il fait, lui ? Une hypothèse s’imposait : il l’avait envoyé à une spécialiste qu’il connaissait en France... Nelly Barjac. C’était le pli UPS reçu le 31 mai par la cytogénéticienne.

Nelly avait analysé le fragment mais le tueur était venu le récupérer et avait effacé les résultats. Pourquoi ? Joachim connaissait-il cette pathologie ? En était-il atteint ? Et quel était le rapport avec Marion Cantelau, jeune infirmière dans un centre pour autistes, et Francesca Tercia, sculptrice fantasque ?

Il y avait entre ces éléments un autre lien. Un lien direct entre la lettre de Niels Agosto et la pathologie de Joachim. L’homme parlait explicitement de la « Forêt des Ames ». La Selva de las Aimas.

Or on pouvait aussi traduire cette expression par « forêt des Mânes », le nom des esprits des morts dans l’Antiquité. Jeanne entendait encore la voix de fer prononcer en français, dans le cabinet de Féraud : Il faut l’écouter. La forêt des Mânes.

Quand le psychiatre avait demandé à Joachim s’il avait connu cette forêt durant son enfance, l’avocat sous hypnose avait simplement répété la question. Ce qui pouvait passer pour un « oui » dans le langage de l’autisme...

Tout se tenait. L’assassin ne venait pas du Nicaragua mais d’Argentine. Ce qui pouvait constituer une connexion avec Francesca Tercia, elle-même d’origine argentine... Et aussi le coup de fil de François Taine à l’institut d’agronomie, à Tucumán, dans le nord-ouest du pays. Mais, de mémoire, plus de mille kilomètres séparaient Tucumán de Formosa, dans le nord-est.

Trop de questions. Pas assez de réponses...

Dans l’immédiat, Jeanne voulait vérifier son hypothèse à propos de Nelly Barjac. Elle remonta rapidement dans sa chambre, régla la climatisation à plein régime, attrapa un autre Coca light dans le mini-bar. Elle composa le numéro du portable de Bernard Pavois, le directeur des établissements du même nom.

21 heures ici. 4 heures du matin à Paris. Elle savait que Pavois ne lui en voudrait pas de le réveiller. Cas de force majeure. Le colosse répondit au bout de deux sonneries, d’une voix claire. Il ne dormait pas.

Jeanne s’excusa pour l’heure tardive. L’homme ne manifesta aucune surprise.

— Comment se passe votre enquête ? Je n’ai aucune nouvelle de vos collègues.

— Je ne sais pas où en est leur enquête, mais moi, j’ai dû partir en voyage.

— Où ?

— Managua, Nicaragua.

— Sur la trace du tueur ?

— Exactement.

— C’est votre karma : je vous avais prévenue. Pourquoi m’appelez-vous ?

— Nelly Barjac a reçu un colis UPS, le 31 mai, en provenance de Managua.

— Et alors ?

— L’expéditeur était le laboratoire Plasma Inc. La seule banque privée de sang de Managua. Plus précisément, l’homme qui a envoyé ce pli est un dénommé Eduardo Manzarena, le directeur du laboratoire.

— Jamais entendu parler.

— On l’appelle le Vampire de Managua.

— Vous vivez dans un monde... Vous l’avez rencontré ?

Jeanne revit le corps obèse démembré. Les chairs en décomposition. Les livres encroûtés de sang. Elle renonça à donner plus de détails.