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— Eduardo restait enfermé chez lui. Il avait peur.

— Des agresseurs ?

— Oui. Et d’autre chose.

— Quoi ?

— Je ne sais pas. Personne ne sait.

Jeanne abandonna le petit bout de femme à son chagrin. Et retrouva le soleil éclatant du dehors. L’éblouissement avait la violence d’un fouet de cuivre. Elle héla un taxi. Donna le nom de l’hôpital. Et ferma son esprit jusqu’à sa destination.

Quinze minutes plus tard, elle scrutait l’hôpital à travers le nuage de poussière qui s’élevait au-dessus de la chaussée. Un bâtiment plat au fond d’une brousse ensablée, cerné, encore une fois, par un grillage. Le lieu évoquait plutôt une prison ou un centre de recherches militaires. Jeanne se dirigea vers la cahute d’entrée. Premier check-point. Premier échec. Les visiteurs devaient présenter une ordonnance signée d’un médecin ou un passe délivré par les bureaux administratifs de l’hosto. Jeanne connaissait les tropiques : elle savait qu’elle mettrait des heures à obtenir l’un ou l’autre de ces documents. Elle s’évapora dans la poussière. On allait travailler à la sauvage.

Elle se glissa parmi la foule qui traînait le long de l’enclos. Visiteurs. Vendeurs à la sauvette. Trafiquants de médicaments. Elle n’eut aucun mal à se procurer une ordonnance. Repéra une boutique de photocopieuses à cent mètres. Se fabriqua un faux, rédigé à son nom, qui pourrait tromper n’importe quel vigile. Elle revint sur ses pas. Se présenta. Et passa.

Niels Agosto séjournait au pavillon 34, au bout de la galerie du bâtiment central. Jeanne franchit les ombres qui hachaient le couloir ouvert et s’arrêta. Elle aurait dû y penser. Deux flics en armes surveillaient la porte du pavillon. Agosto, victime d’une agression « politique », bénéficiait d’une garde rapprochée.

Pas question de tenter sa chance maintenant. Elle serait refoulée et Eva Arias prévenue dans l’heure. Elle refusa de se décourager. On était au Nicaragua. Les règles de discipline étaient plutôt lâches. La nuit tombait à 18 heures. Les sentinelles changeraient alors. Ou les gars iraient manger un morceau. Il y aurait un flottement, une faille. Alors, elle se glisserait dans l’interstice.

Elle reprit le chemin de l’hôtel. A midi, elle claqua la porte de sa chambre. Remit la climatisation à fond et reprit la recherche qu’elle n’avait pas achevée la veille. Antoine Féraud. L’image récurrente du corps du psychiatre, abandonné quelque part dans les faubourgs de Managua, sur une décharge, l’assaillait. Elle était convaincue qu’il avait joué avec le feu. Il avait trouvé le père et le fils et... L’idée d’en parler à Eva Arias faisait son chemin. Si elle ne trouvait rien maintenant, il faudrait lancer un avis de recherche.

Elle attrapa son portable. Vérifia ses messages vocaux et ses SMS. Aucun signe de Féraud. Rien non plus de la part de Reischenbach. Elle n’avait prévenu personne de son départ. Ce silence faisait partie du voyage. Elle avait changé de continent. Elle avait changé de peau.

Elle se fit monter un annuaire à l’ancienne — un bon vieux pavé de quelque mille pages — et appela les derniers hôtels qu’elle n’avait pas contactés la veille. Pas d’Antoine Féraud. Il faisait un froid polaire dans la piaule mais cette température la maintenait en état d’alerte.

Elle contacta l’ambassade — sans donner son nom —, le consulat, l’Alliance française... Rien. Elle appela les agences de location de voiture. Personne n’accepta de lui répondre, confidentialité oblige. Finalement, une autre explication lui vint en tête : le psychiatre possédait peut-être une information — qu’elle ne pouvait soupçonner — qui l’avait déjà emmené ailleurs. En Argentine ?

Assise en tailleur sur le lit, elle claquait des dents. 15 heures. Elle n’avait pas faim — à quand remontait son dernier vrai repas ? Pas sommeil. Et elle n’avait plus rien à faire...

Son regard se posa sur l’exemplaire de Totem y Tabú récupéré chez Manzarena. En attendant la nuit, elle pouvait enrichir sa culture psychanalytique. L’origine de l’espèce humaine, revue et corrigée par Freud.

Elle attrapa le bouquin et sa clé.

Elle allait se trouver un coin tranquille en plein air pour lire le volume.

45

MANAGUA n’est pas une ville de chaos et de fureur. Plutôt un lieu de douceur et de quiétude. En son sommet, la cité possède une oasis de paix, plus calme encore que tout le reste. Le parc historique national Loma de Tiscapa. Une percée de silence et de sérénité, légère comme un nuage, où se concentrent les tendances déjà pressenties dans les rues. Calme. Luxuriance. Tranquillité...

Jeanne l’avait visité lors de son premier voyage. Le parc se trouvait à quelques centaines de mètres de l’Intercontinental. Il suffisait de suivre l’avenue qui monte la colline. Trottoir peint en jaune. Clôture de fil de fer entourant le parc comme s’il s’agissait, encore une fois, d’une zone secrète de recherches... Et on pénétrait dans un espace verdoyant, loin des voitures et de la pollution.

Au bout de dix minutes, elle accéda au sommet. Les jardins chantaient ici la révolution, mais sur le ton d’une berceuse. Une immense silhouette d’homme à chapeau de cow-boy, en métal noir, symbolisait Augusto César Sandino, l’ancien leader du peuple. À ses pieds, on avait disposé un petit tank qui, selon un panneau, avait été arraché aux troupes de Somoza par une pasionaria de la rébellion. Jeanne tenta d’imaginer la scène. Les cris. Les coups de feu. La violence. Elle n’y parvint pas. Tout sonnait ici comme un murmure...

Elle contourna le tertre et découvrit la lagune qui s’étendait au pied du versant. Un lac aux reflets gris, circonscrit par une forêt de joncs et de saules. Le tableau évoquait un cratère de volcan apaisé, dont la lave aurait été remplacée par une masse d’eau placide. Les paysagistes avaient bricolé de grandes lettres posées à la surface des flots : « TISCAPA. » Un alphabet de nénuphars... Au-delà, on apercevait la ville, longue plaine dissoute dans la brume de l’horizon, couverte de paillettes de lumière.

Jeanne respira à pleins poumons. Elle avait trouvé le lieu idéal pour lire. Un refuge, entre ciel et eau, qui devait bien offrir de petites clairières et des bancs publics. Elle s’achemina vers la lagune et découvrit un de ces abris. Tout était désert. Elle s’installa. Elle pénétrait dans une chambre aux murs verts et à la fraîcheur bienfaisante. Elle ouvrit le livre.

Plusieurs pages étaient collées de sang. Le ton était donné. En guise de préface, le traducteur de l’œuvre en espagnol prévenait : Totem et tabou, publié en 1913 sous le titre allemand de Totem und Tabu, était un des livres les plus critiqués de Freud. Dans cet essai, l’inventeur de la psychanalyse s’était planté sur toute la ligne. Ou presque. Ses théories avaient été aussitôt réfutées par les paléontologues et autres anthropologues. Pourtant, depuis un siècle, la fascination pour l’ouvrage n’avait jamais faibli. Comme si Freud, malgré ses erreurs, avait touché juste, sur un autre plan. Comme s’il avait réussi à entrer en résonance avec la vérité profonde de l’homme.

Jeanne décida de se faire une opinion par elle-même. Vent tiède sur le visage... Bruissement des feuillages dans son dos... Pages vibrant sous ses doigts...

Deux heures plus tard, elle refermait le bouquin. Elle n’avait pas tout compris, loin de là. Mais elle avait tout de même sa petite idée.

Dans cet essai, Freud tentait d’expliquer l’évolution de l’espèce humaine à la lumière de sa propre discipline : la psychanalyse. Il expliquait les actes et les motivations des hommes archaïques par le complexe d’Œdipe. Une pulsion profonde, irréductible, qui s’était déclarée pour ainsi dire avant Œdipe, avant l’Antiquité, avant même que le mythe ne porte un nom.