L’originalité, c’était que Freud prétendait qu’alors, les pulsions d’inceste et de parricide étaient conscientes et assumées. Elles avaient provoqué une scène originelle. En un temps oublié, les hommes vivaient en petits clans, chacun soumis au pouvoir despotique d’un mâle qui s’appropriait les femelles. Un jour, dans un de ces groupes, les fils s’étaient rebellés contre le père dominant. Lors d’un acte de violence collective, ils l’avaient tué puis avaient mangé son cadavre en vue de posséder, enfin, les femmes du clan.
Après le meurtre, un terrible sentiment de culpabilité les avait saisis. Ils avaient alors renié leur forfait et inventé un nouvel ordre social. Ils avaient instauré simultanément l’exogamie — l’interdiction de posséder les femmes du clan — et le totémisme, afin de vénérer le père disparu. Totémisme, exogamie, prohibition de l’inceste et du parricide : le modèle commun à toutes les religions était né. Les fondations — négatives, oppressives — de la civilisation humaine étaient posées.
Selon les spécialistes, tout était faux dans ce conte. Il n’y avait jamais eu de horde originelle. Pas plus qu’il n’y avait eu de meurtre du père. Le clan primitif de Freud n’avait pas existé. L’évolution de l’homme avait pris des milliers, des millions d’années, et il était impossible d’imaginer de tels événements fondateurs.
Pourtant, Totem et tabou demeurait un essai culte. Jeanne venait d’en avoir encore la preuve avec Eduardo Manzarena, qui s’était construit un refuge avec des exemplaires de l’ouvrage. Ce qui était fascinant, dans ce bouquin, c’était que, malgré ses erreurs, le texte disait vrai. Comment une idée fausse pouvait-elle toucher la vérité ? Et même plus que n’importe quel fait anthropologique daté au carbone 14 et analysé par des légions de spécialistes ?
Jeanne devinait la réponse. L’hypothèse de Freud était un mythe. Le complexe d’Œdipe — désir de la mère, meurtre du père — avait toujours existé au fond de l’homme. Une fois, une fois seulement, peut-être, il avait franchi la ligne puis s’était repenti. C’était ce remords qui avait forgé nos sociétés, fondé nos religions. Et, plus profondément encore, c’était ce passage à l’acte qui avait formé, au fond de nous, le censeur de notre conscience : le Surmoi. Nous avions intériorisé cette catastrophe. Notre cerveau s’était constitué en « juge-surveillant » pour que cela ne se reproduise plus jamais. D’ailleurs, peu importait que l’événement ait vraiment eu lieu. C’était son ombre projetée qui comptait.
Ce mythe initial, avec meurtre, inceste et cannibalisme, chacun l’avait imprimé au fond de soi. Chaque enfant vivait cette préhistoire, sur un plan fantasmatique. Chaque gamin, inconsciemment, passait à l’acte, puis reculait, se censurait. Et devenait un adulte. Freud prétendait même que nous gardions, physiologiquement, au fond de nos cellules, la mémoire de ce meurtre barbare. Une sorte d’héritage génétique qu’il appelait la « mémoire phylogénétique ». Encore une idée captivante. Une faute originelle, incrustée dans notre chair, intégrée dans nos gènes...
Jeanne regarda sa montre : 17 heures. Il lui fallait maintenant revenir à son enquête. La vraie — et la seule — question qu’elle devait se poser était : quel était le lien entre Totem et tabou et son affaire ? Ce mythe de meurtre collectif et la folie de Joachim ?
Il lui vint une idée. Encore plus délirante. Le virus de la forêt avait quelque chose à voir avec le complexe d’Œdipe. Cette maladie provoquait peut-être une sorte de régression primitive, une libération sauvage, empêchant le cerveau humain de jouer son rôle de censeur...
Jeanne voulut relire quelques passages mais la lumière baissait. Impossible de distinguer les mots sur les pages. Elle se leva. La tête lui tournait. Il fallait qu’elle mange quelque chose.
Ensuite, elle filerait à l’hôpital L. Fonseca.
Et interrogerait l’homme qui avait approché ce mal : Niels Agosto.
46
LE TEMPS qu’elle s’achète un quesillo — un sandwich fait de tortillas et de fromage fondu — et qu’elle parvienne à l’hôpital, la nuit était tombée. Comme une grande pierre plate sur la ville. Elle se fit déposer un peu plus loin pour arriver à pied et mieux se fondre parmi les visiteurs du soir, qui faisaient la queue devant le portail. A travers la clôture, elle discernait la bâtisse sans étage, avec ses airs de zone de quarantaine. On ne savait plus qui était protégé : les malades à l’intérieur, ou les passants à l’extérieur.
Elle franchit le premier barrage sans problème. Restait le second. Les gardiens du pavillon de Niels Agosto. Ils n’étaient plus là. Partis dîner ? Elle ne chercha pas à comprendre. Dans les pays tropicaux, toujours saisir les choses comme elles viennent...
Elle se glissa dans le pavillon. Puanteur de sueur, de fièvre, de médicaments. Éclairage électrique trop faible. Chaleur étouffante. Autant de corruptions qui atteignaient instantanément votre centre vital. D’un coup, Jeanne se sentit malade à son tour, comme si elle s’était glissée dans les draps encore chauds d’un moribond.
Dans le couloir, deux portes. La chambre de droite était condamnée par des planches clouées. Jeanne frappa à celle de gauche. Pas de réponse. Elle ouvrit la porte pour découvrir un Niels Agosto à l’air vaillant. Elle s’attendait à un mourant. Emmailloté comme une momie. Le patient était un beau jeune homme peigné en arrière, modèle latino, assis dans son lit. Il lisait La Prensa d’un air tranquille.
À l’arrivée de Jeanne, il sursauta puis se détendit. Son sourire trahissait son état. Elle reconnaissait maintenant cette faiblesse qui lui était familière. Elle avait auditionné plusieurs fois des témoins blessés à l’hôpital. La marque de la violence sur les corps et les esprits.
Jeanne s’excusa puis demanda :
— Señor Niels Agosto ?
Il répondit en fermant les paupières.
— Soy Jeanne Korowa, jueza in Francia.
Il répondit en haussant les sourcils. Jeanne se demanda s’il n’avait pas perdu la voix. Peut-être un coup de couteau dans les cordes vocales ? Une blouse de papier lui remontait jusqu’au cou. Elle fit encore un pas. Elle allait poursuivre ses explications quand l’obscurité la pétrifia.
D’un coup, tout s’était éteint. La chambre. Le couloir. Les jardins au-dehors. Seule, par la fenêtre, la lune crevait le ciel. Le temps qu’elle se dise que ces pays n’étaient décidément pas au point, un bruit sec lui coupa l’esprit. Plus de pensées. Plus de réflexe. Seulement la peur.
Elle tourne la tête. Aperçoit dans les ténèbres un serpent vert et une flamme rouge. La seconde suivante, elle est plaquée contre le mur. Par le serpent. Un tatouage monstrueux tissé d’arabesques et de circonvolutions. Dessous, des muscles durs réveillent chaque anneau, chaque motif. Le serpent va la tuer. L’étouffer comme un boa constrictor. Une lame vient se nicher sous sa pommette, claire comme une larme de mercure dans la pénombre.
— Hija de puta, no te mueves !
Jeanne croit tourner de l’œil. Elle perçoit des mouvements dans le noir. La flamme rouge est un bandana enserrant le crâne d’un deuxième agresseur, qui s’attaque au malade dans son lit. Elle se sent aussitôt bouleversée pour Niels Agosto, qui va y passer. Un Niels Agosto qui ne crie pas. Ne bronche pas. Comme déjà absorbé par la mort et la résignation. Une résignation héritée de générations persécutées, massacrées, spoliées du Nicaragua...