La Flamme saisit les mâchoires de Niels de façon à ce qu’il puisse bien voir le visage de son assassin.
— Pour l’homme de glaise !
TCELAC ! L’homme plante son couteau dans l’œil d’Agosto.
Jet de sang. Si bref, si dru, qu’il s’évapore instantanément dans la nuit.
— Pour l’homme de bois !
TCHAC ! TCHAC ! L’assassin enfonce deux fois sa lame dans la gorge d’Agosto. Nouvelles giclées. Plus lentes. Plus lourdes. Un courant noir dégueule du cou et dessine une flaque sur la blouse. Odeur du fer. Chaleur dans la chaleur. Le parfum de sacrifice monte en vertige dans la chambre. Jeanne ne pense plus au Serpent. Ni à la lame qui presse son visage vers le haut. La nuit devient liquide. La nuit s’épanche en rivières de sang...
— Pour l’homme de maïs !
La Flamme enfonce encore une fois son couteau dans la gorge. Bouillonnements de sang. Craquements de vertèbres. Grincements de la lame contre les os. Le tueur pousse un cri rauque et taillade encore, la main plongée jusqu’au poignet dans la béance des chairs.
Enfin, il détache la tête et la jette par terre en crachant.
— Nous ne voulons pas du sang des sous-hommes ! Le Serpent et la Flamme.
Des assassins mythiques.
Mais ces mythes me sont interdits.
Ces mythes appartiennent à une cosmogonie que je ne connais pas.
Au choc du crâne sur le sol, Jeanne ferme les yeux. Quand elle les rouvre, les tueurs ont disparu. Elle baisse les paupières. La tête a roulé jusqu’à elle.
47
UN DES DEUX CÂBLES d’alimentation de 20 000 volts est tombé en panne. A 18 h 15. Cela peut arriver. Cela arrive même souvent. Aux États-Unis. En Europe. Dans ce cas, comme partout ailleurs, notre système de sécurité prévoit que trois générateurs de secours se mettent automatiquement en marche. Sur les trois, deux seulement ont fonctionné. Cela aussi peut arriver. Mais c’est un sabotage. J’en suis certaine.
Eva Arias se tenait debout face à Jeanne, écrasée sur son siège, dans le couloir du bâtiment principal de l’hôpital. L’Indienne l’avait amenée là, sans doute pour qu’elle n’assiste pas aux nouvelles maladresses des flics sur la scène de crime.
La juge aux pieds nus tenait une canette de Pepsi Max comme s’il s’agissait d’une grenade prête à être dégoupillée. Elle paraissait obsédée par la panne de courant. Elle voulait absolument convaincre Jeanne que « cela aurait pu arriver n’importe où ailleurs ». Qu’il n’existait aucun lien entre cette panne et le degré de développement de son pays.
— Un sabotage, insista-t-elle. C’était le plan des tueurs. Un attentat.
Jeanne esquissa un geste qui signifiait : « Laissez tomber vos histoires de câbles. » Elle avait demandé un thé. Elle avait lu quelque part qu’une boisson chaude était le meilleur moyen pour couper la soif. Ne jamais croire les magazines. Elle louchait maintenant sur la canette glacée de la magistrate.
— Pourquoi l’a-t-on tué selon vous ?
— A cause du sang.
Jeanne était d’accord mais elle voulait la version de l’Indienne.
— Niels Agosto était le directeur des unités mobiles de Plasma Inc. Le responsable des importations dans notre pays. En d’autres termes, c’est lui qui injectait du sang étranger dans les veines de la population nicaraguayenne.
— C’est un crime ?
— Ce sang-là, oui.
— Quel sang ?
— Des stocks récents. Venus d’Argentine. Du sang de singe. De mieux en mieux. On lui avait parlé de sang contaminé.
Maintenant, c’était carrément du sang animal... Vraiment des conneries de peuple inculte et arriéré. Elle se garda de tout commentaire. D’ailleurs, son accès de mépris n’était qu’un contrecoup de ce qu’elle venait de vivre. Eva Arias parut suivre ses pensées :
— C’est la rumeur. Plasma Inc. aurait importé du sang animal et l’aurait mélangé à leurs stocks.
— Médicalement, ça ne tient pas debout.
— Les gens de la rue y croient. D’ailleurs, tout ce qui touche à Eduardo Manzarena sent le souffre.
Jeanne comprit que les tueurs, après avoir éliminé Niels Agosto, se seraient aussi chargés du Vampire de Managua. Le boulot avait été fait par un autre. Elle se dit aussi qu’il y avait peut-être, derrière ces croyances, un fonds de vérité. Si Niels Agosto avait rapporté un sang porteur d’un virus, une pathologie qui transformait l’homme en bête sauvage, alors un tel bruit avait pu courir.
Eva Arias but une gorgée. Sa colère paraissait retomber. Quand elle était arrivée sur la scène de crime, Jeanne avait cru qu’elle allait la bouffer. La Française n’était là que depuis deux jours et sa présence virait au séisme. A raison d’un meurtre par jour.
— Le préjugé du sang est vieux comme le monde, continua la magistrate. Durant la Seconde Guerre mondiale, en Afrique du Nord, les soldats allemands mouraient plutôt que de recevoir du sang juif ou arabe. Quant aux soldats américains — les Blancs —, ils avaient fait savoir à la Croix-Rouge qu’ils refuseraient toute transfusion de sang noir, jugé dangereux.
Jeanne conservait le silence. Elle était surprise par cette parenthèse historique. Elle se rendit compte, la honte au cœur, qu’elle n’accordait pas beaucoup de crédit à Eva Arias, côté culture. Inconsciemment, elle considérait la juge comme une paysanne tout juste évoluée. Encore le mépris...
Mais l’Indienne était en verve ce soir-là :
— La vente du sang en Amérique latine est toujours synonyme d’exploitation et de misère. Les pays pauvres n’ont que deux choses à vendre : leurs filles et leur sang. Au Brésil, chaque année, les laboratoires qui rémunèrent les dons connaissent une augmentation d’activité avant le carnaval de Rio. Les Brésiliens vendent leur sang pour pouvoir se payer leur costume...
L’attention de Jeanne décrochait. La violence de la scène qu’elle venait de vivre revenait la fouetter. Les geysers d’hémoglobine. Les hurlements des tueurs. « Hija de puta ! » Ces flashes agissaient comme des électrochocs, qui la secouaient encore.
— Pour ne rien arranger, conclut Arias, Plasma Inc. exporte ses stocks aux États-Unis. Ce qui revient plus ou moins à pactiser avec le diable.
Jeanne leva les yeux. Cette dernière phrase éveilla en elle une réminiscence :
— Niels Agosto avait déjà été agressé par des fanatiques d’extrême droite. Selon vous, ce sont les mêmes qui ont frappé ce soir ?
Eva ignora la question :
— Parlez-moi de vos agresseurs. Étaient-ils tatoués ?
— Au moins un, oui. Celui qui m’a tenu en respect.
— Quel tatouage ?
— Un serpent. Sur le bras.
— C’est la signature des gangs. Les maras.
Jeanne connaissait le nom. Les maras étaient des gangs aux pratiques brutales et sanguinaires apparus en Amérique centrale à la fin des guerres civiles. Les plus célèbres étaient les maras du Salvador : la mara 18 et la mara Salvatrucha. Les bandes se livraient une guerre sans merci. Leurs différents membres s’exprimaient à travers leurs tatouages, leurs habitudes vestimentaires, des gestes spécifiques.
— Je croyais que les maras se trouvaient surtout au Salvador.
— Au Guatemala, aussi. Et maintenant, chez nous.
Jeanne se souvint d’une anecdote. Au Salvador, le gouvernement avait pratiqué un gigantesque coup de filet. La police avait arrêté près de 100 000 jeunes tatoués pour n’en garder que... 5 %. Les bavures avaient été innombrables. Des sourds-muets, utilisant le langage des signes, avaient été emprisonnés par erreur.