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— Quoi ?

Eva Arias conserva le silence, ménageant son suspense. Jeanne avait l’impression que son cœur battait partout dans son corps. Dans sa poitrine. Dans sa gorge. Sous ses tempes.

— Qui était-ce ?

— Un prêtre.

49

UN JOUR, au Pérou, un photographe-reporter lui avait dit : « A l’étranger, contacter son ambassade pour régler un problème, c’est souvent la dernière idée qui vient. Mais c’est toujours la meilleure. »

Jeanne s’était souvenue du conseil. Louer une voiture à 20 heures à Managua, cela ressemblait à Mission impossible. Pas avec l’aide de l’attaché culturel de l’ambassade française, un dénommé Marc, sur qui elle était tombée en appelant un numéro communiqué par le quai d’Orsay. Il connaissait le directeur de l’agence Budget, pouvait téléphoner et faire rouvrir l’agence. Marc pouvait tout.

Jeanne n’avait su comment exprimer sa gratitude à ce jeune homme qui ne lui avait posé aucune question. Maintenant, elle filait vers le nord-ouest du pays, au volant d’une Lancer Mitsubishi. Le voyage promettait d’être long. Elle devait traverser le Nicaragua, puis le Salvador, pour enfin atteindre le Guatemala. En tout, près de mille kilomètres...

La route était simple : il n’y en avait qu’une. La Panaméricaine, qui traverse l’Amérique centrale du nord au sud. Voie mythique qui avait vu passer toutes les guerres, toutes les révolutions de ces petits pays embrasés. Ce n’était pas une autoroute à quatre ou huit voies mais une simple route séparée par une ligne blanche. Un ruban déroulé à travers la jungle, les plaines, les montagnes, les champs cultivés, les bidonvilles, et qui semblait toujours suivre son idée : faire le joint entre les deux continents américains.

La nuit était sombre. Jeanne regrettait de ne pas voir le paysage. Les volcans et leurs cratères enfumés. Les lacs et leur surface nacrée. Les remparts de jungle aux nœuds de lianes... Au lieu de ça, elle suivait ce fil de bitume monocorde, les mains cramponnées au volant, plissant les yeux quand elle croisait les phares d’un autre véhicule.

Elle s’efforçait, mentalement, de boucler le chapitre Nicaragua. Le bilan était mince. Voire nul. Elle n’avait pas su éviter le meurtre d’Eduardo Manzarena — elle ne comptait pas celui de Niels Agosto qui n’avait rien à voir avec Joachim. Elle n’avait rien appris sur ce dernier. Elle n’avait pas retrouvé Antoine Féraud. Au fond, elle n’avait obtenu qu’une seule piste nouvelle. Un semblant de piste... Cette idée de sang contaminé provenant d’Argentine, dont elle n’était même pas sûre. Pas plus qu’elle n’était sûre de la voie qu’elle suivait maintenant. Un meurtre cannibale commis en 1982 près du lac Atitlán, par un prêtre...

Mais elle aimait cette sensation de fuite. Elle se perdait. Se distillait. Se dématérialisait dans cette enquête. Symbole parfait du processus : son compte en banque qui en avait pris un sérieux coup au moment du règlement de l’hôtel. En cordobas, en dollars ou en euros, la note était salée.

Elle se concentra sur la route. Le plus fascinant, c’était la vie agglutinée sur les bords de la CAL Une vie anarchique, faite de commerces improbables, de baraques en pneus et toile goudronnée, de gargotes crasseuses. On y vendait, pêle-mêle, des cygnes en stuc, des nains de jardin, des pare-chocs chromés, des courges géantes... Le tout doré par les éclairages électriques des échoppes, qui ressemblaient à de petites crèches construites en papier mâché.

Jeanne voyait aussi défiler les enseignes rouillées, les panneaux religieux — jesu cristo salva tu alma ! —, les affiches publicitaires, multipliant les caricatures de poulets ou de coqs. Le Nicaragua semblait faire une fixation sur les gallinacés. Mais surtout, elle doublait, évitait, croisait. Des camions. Des pick-up. Des voitures. Des mobylettes. Des carrioles. Tout ça à pleine vitesse, dans une sorte d’élan sans retour.

Minuit. Frontière du Salvador. Deux cents kilomètres parcourus en quatre heures. Pas mal, si on tenait compte de l’état de la route et du trafic. Il était temps de passer à la deuxième étape.

Lâcher la voiture. Déposer les clés dans la boîte aux lettres Budget. Franchir la frontière à pied. Récupérer un nouveau véhicule, côté Salvador. Une galère spéciale « Amérique centrale » qui interdisait qu’on loue un même véhicule pour voyager dans plusieurs pays différents.

Elle fit une première fois la queue pour sortir officiellement du Nicaragua et recevoir un coup de tampon sur son passeport. Elle marcha ensuite pour rejoindre le bureau équivalent, côté Salvador. Elle avait l’impression de sillonner un inter-monde. Des projecteurs lançaient des éclairs sur un chaos de camions stationnés, de bus en plein chargement, de flaques de boue, de station-service, de baraques à tortillas, de vendeurs de sandwichs, de back-packers endormis, de changeurs d’argent solitaires, de journaliers hagards...

Nouvelle file d’attente. Nouveau tampon. Elle trouva l’agence Budget — une cahute parmi d’autres, fermée par un rideau de fer. Elle frappa : on lui avait assuré qu’un agent serait là. Il était bien là. Ensommeillé. Chancelant. Mais, à sa grande surprise, tout marcha comme prévu. Elle signa un contrat de location, enregistra son permis de conduire, attrapa les clés et prit possession d’une nouvelle voiture. Un RAV4 Toyota flambant neuf.

Marc avait dit : « Au Salvador, vous trouverez les meilleures routes d’Amérique centrale. » C’était vrai... quand elles étaient achevées. Jeanne croisa des chantiers dantesques, où des pelles mécaniques soulevaient des morceaux de montagne, les retournaient, les déplaçaient, alors que s’échappaient de toutes parts des tombereaux de terre rouge. Jeanne passait près de ces abîmes, suivant la route provisoire, apercevant des fantômes en ciré, en débardeur ou torse nu, armés de pioches, de pelles, de truelles, équipés de masques et de gants matelassés. Des spectres dont les corps hurlaient dans la nuit un esclavage d’une autre époque...

Elle ne vit rien d’autre durant sa traversée du Salvador. Ni San Miguel. Ni San Vicente. Ni San Salvador. Ni Santa Ana... Tout se déroula sous un déluge de fin du monde. Des averses à répétition, lourdes, grasses, brûlantes, qui noyaient la terre. Jeanne avait la sensation de piloter un sous-marin qui aurait cherché la surface. Ses réflexions perdaient toute cohérence. Elle pensait au sang. Le sang contaminé de Plasma Inc... Le sang des sacrifices mayas...

Le sang de Niels Agosto, qui éclaboussait la nuit... Des torrents écarlates, des humeurs de fer, des flux épais, qui couraient le long de la route et débordaient des fossés... 6 heures du matin.

Frontière du Guatemala. Même manège qu’à la douane précédente. Abandon du véhicule. Passage à pied. Tampons. Récupération de la voiture suivante — de nouveau un 4 x 4 Mitsubishi... Jeanne changea auprès d’un moustachu édenté ses dollars et ses cordobas en quetzales —, la monnaie guatémaltèque. Elle devait parcourir encore 200 bornes pour dépasser Guatemala City, puis 50 de plus pour atteindre Antigua, capitale historique du pays. C’était là-bas que se trouvait le monastère du prêtre assassin.

Le soleil ne l’attendit pas pour se lever. Quand elle reprit la route, il pointait son disque cuivré au-dessus de la jungle. Sa première vision guatémaltèque fut une forêt qui fumait. Un brouillard épais et argenté noyait la base des arbres et stagnait à mi-corps. Les cimes, les buissons, les plaines se mélangeaient dans cette vapeur et rappelaient ces paysages dilués, empourprés et brumeux de la peinture chinoise.

On était vendredi 13 juin. Elle espérait que cela ne lui porterait pas la poisse... Maintenant, elle remontait le temps. Les Mayas, peuple des origines, étaient là, placides, intemporels, malgré les 4x4 qui filaient à fond sur la route. Les hommes arboraient des boléros bariolés et des chapeaux texans blancs. Les femmes marchaient pieds nus. Chacune d’elles portait le corsage brodé traditionnel, le huipil couleur d’arc-en-ciel. Jeanne se souvenait de ses lectures : ce vêtement représentait la cosmogonie maya. Un univers peuplé de dieux innombrables, fonctionnant par cycles répétés, comme les rouages d’une horloge sans contour ni cadran.