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— Dès que je le saurai, tu seras le premier averti.

Jeanne raccrocha. Nouvelle gorgée. Il était temps d’ouvrir la housse plastique. Elle le fit avec précaution, comme si un reptile pouvait jaillir des plis figés. Elle prit conscience qu’il pleuvait dehors. Une averse furieuse, qui se déchaînait au fond de la nuit. Par contrecoup, elle se sentit à l’abri et cette certitude lui fit du bien.

Les pages du cahier s’ouvrirent d’elles-mêmes. Une photo s’en échappa et tomba sur ses genoux. Bon début. Elle la saisit et la contempla. Elle eut l’impression que son corps se déchirait de l’intérieur.

C’était le portrait d’un enfant nu, entouré par deux chasseurs en armes. Les hommes — des Indiens — tentaient d’avoir le dessus mais ils ne parvenaient pas à maîtriser le gosse. Malgré leurs efforts pour sauver les apparences, ils transpiraient la peur.

L’enfant qui se tenait entre eux était un monstre.

Petit, d’une maigreur rachitique, couvert de poils d’animaux, de fragments d’écorce, de débris de feuilles. Son corps noir était tordu, asymétrique, offrant des angles agressifs. Sa peau, sous la croûte des matériaux accumulés, révélait des nœuds, des abcès, des muscles collés aux os...

Tout ça n’était rien comparé au visage.

Un faciès abominable, mêlant cruauté simiesque et traits ravagés. Ce qui stupéfiait Jeanne, c’était que cette gueule correspondait, plus ou moins, au Gollum de ses cauchemars. Le monstre lui était familier. Celui qui susurrait Porque te vas par la fenêtre de la salle de bains d’Antoine Féraud. Brisait les os de ses victimes pour en sucer la moelle au fond des parkings...

— Joachim..., murmura Jeanne.

Elle serra sa volonté comme on serre un poing et se força à détailler le visage. Les cheveux noirs et hirsutes n’avaient jamais connu le peigne ni les ciseaux. Sous cette touffe, on surprenait une figure, comme on surprend dans la jungle, furtivement, un prédateur. Le visage d’un garçon de sept ou huit ans, osseux comme celui d’un centenaire. Les dents jaillissaient d’une bouche grimaçante et retroussée. On retrouvait dans cette bouche, qui n’était que force carnassière et cruauté, la même violence que dans les yeux...

Pupilles noires, frémissantes, épuisées, mais en alerte. Au fond de ce regard, la peur et l’agressivité étaient en lutte. Ces iris ne vous regardaient pas. Ils fuyaient. Ils contemplaient, effarés, leur propre violence. La folie meurtrière qui tournait, palpitait, hurlait sous le crâne...

Un enfant sauvage...

Un enfant de la forêt. Un être humain qui n’avait pas bénéficié de l’éducation des hommes... Une créature entièrement esclave de la violence de la nature.

Cette violence primitive se concentrait dans les mains de l’enfant. Crochues, toutes en ongles, elles étaient imberbes, et déjà usées. Mais surtout, elles étaient inversées... Tournées vers l’intérieur.

Jeanne retourna le cliché et lut : « Campo Alegre, Formosa, 23 juin 1981. »

Elle posa la photo sur le lit et revint aux pages du cahier. Elle admira l’écriture régulière de Pierre Roberge. Pas l’autographe d’un prêtre en proie au démon ni à une quelconque panique. L’écriture d’un homme revenu de tout, qui veut consigner, avec précision, ce qu’il a vu.

Feuilletant les pages, elle eut une bonne surprise : les lignes étaient écrites en français.

Elle s’installa sur le lit, dos au mur.

Remonta ses jambes et posa son menton sur ses genoux.

Alors, elle plongea.

58

12 mai 1982, mission de San Augusto, Panajachel, Guatemala

Sommes arrivés hier. De nuit. Comme des voleurs. Notre réputation nous a précédés. Je peux sentir la méfiance qui nous entoure. Nous avons brièvement été accueillis à Antigua par mes frères de Saint-Ignace. Ils semblaient pressés de nous voir repartir. Tant mieux. Je ne tenais ni à m’expliquer ni à commenter la présence de Juan à mes côtés. Pour l’heure, ce que je veux, c’est oublier le cauchemar de l’Argentine. Nous avons repris la route en Jeep vers Panajachel. La mission de San Augusto est à quelques kilomètres du village.

Sur la route du lac Atitlán, avons assisté à une scène qui en dit long sur ce qui nous attend. Une scène d’ « exemple » organisée par les soldats à l’intention des villageois. Ils avaient placé sur le bord de la route une dizaine de prisonniers, nus, ensanglantés, le visage tuméfié. Certains étaient tondus. On avait découpé leur cuir chevelu afin de le replier sur leur crâne. D’autres n’avaient plus ni oreilles ni ongles ni plantes de pieds. Des femmes avaient les seins coupés. Des traces de brûlures, de perforations marquaient leur chair. D’autres ne portaient pas de blessures mais étaient enflés comme des vessies. Je crois qu’on leur avait inoculé un poison local. Les bourreaux portaient un uniforme spécial. On les appelle ici les kaibiles, ce qui veut dire, en langue indienne, « tigres ». Ils ont expliqué aux journaliers chacune des tortures qu’ils avaient infligées. Comme des instituteurs. Ils ont prévenu que c’est ce qui attendait tous les subversivos. En conclusion, ils ont versé de l’essence sur les prisonniers et les ont incendiés. Les victimes ont paru se réveiller d’un coup, hurlant, se tordant, s’agitant dans les flammes. Sous la menace des fusils, les autres ruraux n’ont pas bougé, impuissants, ne parlant peut-être même pas espagnol...

Ce sinistre spectacle a fasciné Juan. Moi, j’ai prié. Et mesuré l’ironie de la situation. Après l’Argentine, ce pays est un nouveau cloaque de cruauté et de violence. Mais quel lieu plus adapté pour nous accueillir, moi et Juan ?

17 mai 1982, San Augusto

Évalué le travail à fournir ici. Immense. Mais déjà les choses s’organisent. En tant que responsable de la mission, je dois pour l’instant veiller à la gestion des projets en cours. Catéchisme. Éducation générale. Soins. Radio locale...

Côté violence, je ne suis pas dépaysé. La répression est presque pire qu’à Campo Alegre. Les soldats tirent d’abord, interrogent ensuite. Leur motivation n’est pas politique mais ethnique. Ils sont animés par un racisme sans limite à l’égard des Indiens. De la viande pour chiens : c’est leur expression.

Depuis cinq jours que je suis là, déjà une dizaine de paysans ont été enlevés ou tués dans les environs de la mission. Sans raison apparente. On retrouve leurs morceaux, découpés à la machete, au bord de la route. Je devine que beaucoup de catequistas, les bénévoles qui nous aident au dispensaire et à l’orphelinat, appartiennent aux FAR (Forces armées révolutionnaires), mais on ne me dit rien. Le seul médecin ici, un Guatémaltèque, se méfie de moi. Les Indiens me méprisent. Mon origine belge et mon passé argentin m’assimilent aux missionnaires nord-américains. Au fond, je préfère ne rien savoir. En cas d’arrestation, je ne pourrai pas parler.

Pour l’instant, Juan est calme. Je l’ai installé dans une petite chambre à côté de la mienne, au presbytère. Je le laisse se promener dans les jardins, sous la surveillance d’un travailleur social. Je l’ai présenté comme un orphelin mais tout le monde s’interroge sur les liens qui nous unissent. Enfant illégitime. Amant... Ce n’est pas grave. Rien n’est grave désormais.

Jeanne sauta des pages. Ce qu’elle cherchait, c’était, justement, des informations sur ce cauchemar. L’origine de Juan, alias Joachim... Elle feuilleta encore. Roberge énumérait ses difficultés avec les Indiens et les militaires. A la mi-juin, elle repéra une allusion à la période qui l’intéressait. Roberge se promettait d’intégrer dans ce même cahier les notes qu’il avait prises en Argentine sur le cas « Juan ». Pour l’instant, il n’avait pas le temps.