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29 mai 1981

Une semaine d’examens et d’observations. Le bilan est lourd. Malaria confirmée. Tube digestif grouillant de parasites. Multiples infections. Tomás a prescrit un traitement de cheval à base d’antibiotiques. On doit maintenant attendre.

Du point de vue de l’attitude, rien de bon non plus. Juan demeure recroquevillé dans un coin de l’enclos, poussant des gémissements. Son visage est enfoui sous ses cheveux, que nous lui avons laissés assez longs. Je compte bientôt m’attaquer à son apprentissage mais je dois repartir de zéro. Commencer par lui inculquer la bipédie. Je n’ai qu’une certitude. Cet enfant est un don de Dieu. Je me suis promis de le sauver.

6 juin 1981

Aucun progrès. Juan ne réagit à un aucun stimulus extérieur. Refuse de se tenir debout. Sombre dans l’asthénie. Il ne s’éveille que pour manger. J’ai découvert ce qu’il aime — sans doute ce qu’il mangeait auprès des singes hurleurs : les dattes des palmiers. D’après Tomás, il faut absolument que nous parvenions à lui donner de la viande. Pour fortifier sa croissance.

7 juin 1981

Cette nuit, je suis allé voir Juan. En ce moment, des flottilles de vampires s’attaquent à notre bétail. On ne les voit pas mais on les entend. Le claquement des ailes. Le bruit de succion.

C’est sur ce fond sonore que j’ai visité Juan. Il ne dormait pas. Il regardait partout autour de lui. Calme. Ses yeux transperçaient la nuit. D’un coup, j’ai compris qu’il voyait dans l’obscurité. J’ai pris peur. L’assimilant aux vampires qui couinaient dans mon dos et violentaient la chair des buffles...

16 juin 1981

Depuis trois jours, Carlos Estevez, un éthologue de Resistencia, séjourne à l’orphelinat. C’est un spécialiste des singes hurleurs et, paradoxalement, c’est à travers ses connaissances que nous parvenons à une meilleure observation de Juan.

Ce matin, il s’est livré à un bilan tandis que nous buvions un maté. J’ai enregistré notre conversation avec le magnétophone de l’église. Je retranscris ici, mot pour mot, le passage qui concerne spécifiquement Juan...

Jeanne se frotta les paupières. 4 heures du matin. L’enquête ne cessait de repousser les limites du possible. En même temps, ces faits entraient en cohérence profonde avec les meurtres. Les indices. Le profil sauvage du tueur...

Elle se concocta un nouveau thé vert. Elle se souvenait de sa conversation avec Hélène Garaudy. La directrice de l’institut Bettelheim avait évoqué les enfants-loups. Selon elle, la plupart d’entre eux présentaient les symptômes de l’autisme, mais la question restait ouverte : la vie en forêt provoquait-elle leur pathologie ou était-ce le contraire — ces enfants avaient-ils été abandonnés parce qu’ils étaient différents ?

Jeanne but une gorgée de thé. Elle ne sentait plus le froid. Ni la fatigue. En réalité, elle ne sentait plus son corps. Elle s’installa de nouveau sur son lit et reprit le cahier de cuir. Elle ne cessait de penser aux contes où des gamins sont abandonnés dans une forêt hostile.

Juan était le héros d’un de ces contes.

Un cauchemar devenu réel...

59

— Leur nom anglais est black howler monkey. C’est la famille la plus répandue dans la forêt subtropicale du Nordeste. Les mâles sont noirs, les femelles jaunes.

— Précisément, comment vivent-ils ?

— Dans les cimes. Leur queue leur sert de cinquième membre pour passer de branche en branche. Ils ne descendent presque jamais à terre.

— Vous pensez que Juan vivait avec eux, dans les arbres ?

— Il devait avoir du mal à les suivre. En revanche, il pouvait leur rendre des services au sol. Collecter certains fruits. Surveiller les prédateurs.

— Je ne vais jamais en forêt. Pourquoi les appelle-t-on « singes hurleurs » ?

— C’est une espèce très agressive. Chaque clan dispose d’un territoire. En cas d’intrus, ils défendent cet espace en criant. C’est effrayant à entendre. Et à voir ! Quand ils hurlent, leur crinière se dilate et leur gueule s’arrondit au point de devenir un « O ». Il me semble que Juan, quand il crie, cherche à les imiter.

— Pour l’instant, c’est sa seule façon de s’exprimer...

Jeanne leva les yeux. Elle se souvenait des hurlements qui résonnaient à travers le cabinet d’Antoine Féraud. Aucun doute : les roulements de gorge de Juan/Joachim provenaient directement de la forêt des Mânes...

— Et entre eux, sont-ils agressifs ?

— Un mâle vit avec plusieurs femelles et leurs petits. Le mâle dominant n’est pas tendre avec les autres. En général, les relations dans le groupe sont dures. Pour le sexe. Pour la nourriture. Pour tout.

Jeanne se souvenait de la séance d’hypnose, chez Féraud. La forêt, elle te mord...

— Comment imaginez-vous sa vie auprès des singes ?

— Une vie à la dure. En constante situation d’échec.

— Ce que je ne comprends pas, c’est que Juan est beaucoup plus gros que les singes...

— C’est une piste pour déduire le moment où il a été adopté par eux. A mon avis, il était encore petit. Moins d’un mètre, en tout cas. Quel âge pouvait-il avoir ? Quatre, cinq ans ? Ensuite, quand il a grandi, il a dû être rejeté par le clan. Sa différence physique et sa maladresse l’excluaient naturellement.

Jeanne imaginait la vie infernale de l’enfant. Pures hallucinations sensorielles, elle percevait le bruissement des feuilles, le craquement des branches, les grognements rauques. Elle respirait la puanteur des autres... Redoutait leurs coups, leurs morsures... Elle était Juan...

— À moi de vous poser quelques questions.

— Je vous écoute.

— Quand Juan se sent observé, comment réagit-il ?

— Il devient nerveux. Il s’agite en tout sens.

— Vous tourne-t-il le dos ?

— Oui. Mais il continue à me lancer des coups d’œil.

— Attitude typique des earayás. Frappe-t-il les murs pour effrayer ceux qui s’approchent ?

— Non.

— Montre-t-il son derrière en signe de soumission ?

— La soumission est étrangère à son comportement.

— Il n’est pas obligé d’avoir intégré tous les gestes de l’espèce.

— Croyez-vous qu’il pourra réintégrer ses aptitudes cognitives ?

— Je suis éthologue. Pas psychologue.

— Juan me paraît montrer des signes d’autisme. La vie en forêt aurait-elle pu bloquer son développement mental ? Provoquer une sorte de régression ?

— Pour savoir s’il a des chances de retrouver le chemin des humains, il faudrait savoir d’où il vient. A quel âge il a quitté notre monde... Vous avez mené une enquête dans la région ?

— Pas encore.

— Je pense pour ma part à l’abandon. Juan est un enfant dont on n’a pas voulu. Un enfant qui n’a jamais été aimé.

— Pourquoi cette certitude ?

— Parce qu’un enfant choyé, nourri par ses parents, n’aurait pas survécu dans la forêt. L’endurance de Juan démontre que sa vie était déjà dure parmi les hommes. Menez votre enquête. Je suis presque sûr que vous retrouverez la trace d’un fait divers. Une histoire de violence familiale...

Jeanne arrêta sa lecture. Les lignes dansaient devant ses yeux. D’ailleurs, la transcription de l’échange était terminée. Elle regarda sa montre — une Swatch qui traînait dans son sac et qu’elle avait fixée à son poignet, en remplacement de sa Cartier.