5 heures du matin.
Elle était étonnée de n’avoir aucune nouvelle de Nicolas. Avait-il été si terrifié par leur exhumation nocturne ? Elle espérait qu’il n’était pas rentré à Antigua avec « sa » voiture... Elle se dit qu’elle allait se rafraîchir dans la salle de bains, se préparer un autre thé vert et reprendre sa lecture.
Une seconde plus tard, elle dormait profondément.
60
JEANNE se réveilla en sursaut, la tête emplie par le cri horrible d’un singe hurleur. Elle se redressa et réalisa que le grognement était la sonnerie de son portable posé à côté de sa tête.
— Allô ?
— Reischenbach. Je te réveille ?
— Oui. Non.
Elle sentait son cœur cogner dans sa poitrine. Un mouvement inversé. Tourné vers l’arrière. Comme si l’organe cherchait à s’enfoncer dans sa cage thoracique. Joachim était venu dans son rêve. Ses cris. Ses mains. Ses yeux qui voyaient dans la nuit...
— Qu’est-ce que tu veux ?
— OK, rit le flic. Je te réveille. J’ai du nouveau sur le colis Fedex. Ça t’intéresse ?
Jeanne agrippa le drap et s’essuya le visage avec. La sueur, malgré le froid. L’aube se levait. Autour d’elle, des repères familiers. Une télévision. Un fauteuil. Le bois sur les murs... Le nom espagnol pour « cauchemar » — pesadilla — vint à sa rencontre, avec sa consonance légère, pour en atténuer la force, la menace latente...
— Je t’écoute. Tu sais ce que contenait le colis ?
— Un crâne.
— Quoi ?
— Le moulage d’un crâne.
Jeanne essayait de connecter les éléments, les informations, les mots. Rien ne faisait sens.
— Dis-m’en plus.
— Je ne sais rien de plus. On a parlé avec un mec de l’institut qui a vu De Almeida emballer son truc. C’est tout. Il semblerait que l’anthropologue tenait à envoyer ce moulage à Francesca Tercia. Dans quel but, on sait pas. Cela avait l’air d’avoir un lien avec les fouilles qu’il menait dans le Nordeste argentin. Mais il n’en parlait à personne. Le seul qui pourrait nous aider est un dénommé... (Il chercha dans ses notes.) Daniel Taïeb. Le directeur du laboratoire de paléo-anthropologie, à Tucumán. Mais il prépare une exposition en ce moment et il n’est jamais là.
— Sur ce crâne, tu ne sais rien d’autre ?
— Nada. Le type à qui on a parlé pense qu’il s’agissait d’un crâne d’enfant. Avec des malformations.
— Quel genre ?
— Aucune idée. J’ai rien compris. Le mec de mon groupe est brésilien et il ne parle pas très bien l’espagnol...
Jeanne pensait à Juan-Joachim. Était-ce son crâne ? Non. L’enfant était arrivé au Guatemala après l’Argentine. Était-il retourné dans le Nordeste ensuite ? Était-il mort là-bas ? Non. Joachim était toujours vivant. Joachim avait tué à Paris et à Managua.
— Donne-moi le numéro de l’institut, fit-elle.
— Je te préviens, ils sont pas...
— Je parle espagnol. Je suis dans cette histoire jusqu’au cou. File-moi le numéro !
Reischenbach s’exécuta. Jeanne nota les chiffres. Les questions bombardaient son cerveau. D’où venait, exactement, ce crâne ? Pourquoi l’avoir envoyé à Francesca ? Jeanne se souvenait que les artistes de l’atelier d’Isabelle Vioti reconstituaient des visages d’après des crânes fossiles. Francesca avait-elle utilisé la même méthode, dans son propre atelier ? Quel visage avait-elle reconstitué ? Quelle était la scène qu’elle avait représentée d’après ce vestige ?
— Tu as d’autres infos ?
— J’ai fait des recherches sur Jorge De Almeida. Difficile de piger sur quoi il bossait au juste. Il s’était marginalisé au sein de son propre labo. Il avait l’air d’être parti dans des délires...
— Quels délires ?
— Pas compris. J’ai reçu aussi son portrait photographique, comme tu me l’avais demandé.
— Tu peux me l’envoyer par mail ?
— Pas de problème. Et toi, où tu en es ?
Elle renonça à raconter. Trop d’événements. Trop d’incohérences. Trop de folie... Elle s’en sortit avec quelques formules vagues et promit de le rappeler. Reischenbach n’insista pas.
Nouveau thé. Plus aucune conscience de l’heure. Seulement ce jour gris qui se répandait dans la chambre comme les eaux d’un marigot... Elle songeait de nouveau à la maladie mise en évidence par Eduardo Manzarena. Juan avait-il été contaminé ? Ou bien était-ce le contraire ? Était-il à l’origine du mal ? Existait-il un lien avec les malformations du crâne ?
Tasse en main, elle se posta devant la porte-fenêtre. Arrêter les questions. Finir le cahier de Pierre Roberge. Et ensuite ? Elle observa les jardins de l’hôtel. Une végétation en vrac. Des bourrasques de feuilles de bananiers, de palmes arrachées... La tristesse de la pluie...
Une tristesse en appelant une autre, elle eut une certitude. Gravée pour de bon dans sa tête. Antoine Féraud était mort. Comme Eduardo Manzarena. Comme les trois victimes de Paris.
Féraud, qui avait voulu se lancer à la poursuite du père et du fils, mais qui n’avait rencontré que l’Esprit du Mal.
Elle reprit sa lecture.
Elle devait achever l’histoire de Juan-Joachim... La vérité était peut-être au bout de ces pages.
61
Aucun progrès. Malgré les observations de Carlos Estevez, ma première impression se confirme. Autisme.
J’ai commandé, par courrier, différents ouvrages. Notamment les mémoires de Jean Marie Gaspard Itard, le médecin qui a pris en charge l’enfant sauvage de l’Aveyron. Je m’obstine à penser que Juan a connu un début d’éducation humaine. Ainsi, le test du miroir. Juan n’a pas été étonné de découvrir son reflet. Et surtout, il l’a appréhendé comme tel. Cela semblait l’amuser.
Nouveaux tests, nouveaux exercices. Je parviens, très lentement, à lui apprendre la bipédie. Il fait quelques pas debout puis revient à sa position préférée : à quatre pattes, dos voûté, mains tournées vers l’intérieur. Je dois continuer mon travail. Comme l’écrit saint Paul : « L’amour prend patience... »
Rio Bermejo. Le fleuve vermeil. Depuis deux jours, je navigue dans les environs de Campo Alegre. Je fais halte à chaque village. Plutôt des hameaux... Je prêche. Distribue nourriture et médicaments. Écoute. Réconforte...
Je prends conscience que l’existence de Juan n’est pas vraiment une découverte. L’enfant était connu. On l’avait repéré en plusieurs points du fleuve. Et même capturé une fois ou deux. A chaque fois, il s’est échappé.
Des progrès en cascades. Juan marche. Mais, toujours courbé en avant, comme s’il avait peur de se redresser tout à fait. Il apprend des gestes. S’habille seul. Boit du lait dans un bol. Désigne les objets de l’index... Je le laisse circuler librement dans la cour du presbytère et j’ai réussi à le faire dormir dans un lit — en réalité, il s’installe en dessous pour trouver le sommeil.
Juan va beaucoup mieux. Son poids augmente. Sa structure musculaire se développe. La bipédie est récupérée. Homo viator, spe erectus. C’est l’espoir qui maintient l’homme en chemin, en position droite et vaillante.