Reçu les premiers livres que j’avais commandés, notamment le journal d’Itard. Je suis sa méthode, pratique ses exercices pédagogiques. Juan obtient de bons résultats. S’il n’y avait ce problème d’expression orale, je dirais qu’il possède l’intelligence d’un enfant de cinq ans. Pour l’instant.
Surpris un autre détail, hier. Assis au fond du jardin, Juan se balançait d’avant en arrière, comme à son habitude. Je me suis approché : il chantait. Il reproduisait une mélodie. J’ai même l’impression qu’il essayait de prononcer des paroles. Sa mémoire d’avant la forêt reviendrait-elle ?
Le temps passe. Les progrès se multiplient. Pour la première fois, Juan a mangé de la viande. Il l’a d’abord flairée. Puis goûtée. Et dévorée. Je me suis approché pour le féliciter. Il a levé son visage. J’ai eu peur. Son regard était hanté. Comme enivré par le goût du sang. Il semblait me fixer des profondeurs de la vie animale...
Le régime alimentaire de Juan comprend désormais un morceau de viande à chaque repas. C’est ce qu’il préfère. A tort ou à raison, je vois dans ce goût la réminiscence d’une éducation humaine. Par ailleurs, il multiplie les bons résultats, notamment avec les lettres en bois. Saura-t-il un jour écrire ?
Jeanne était déçue. Le journal de Roberge ne décrivait que les progrès d’un enfant stoppé dans son développement cognitif par une brutale plongée en forêt. Elle connaissait l’issue de cet apprentissage. Joachim était devenu un jeune homme ordinaire tout en conservant, à l’intérieur de lui, l’enfant-loup de jadis...
Pour le reste, elle ne découvrait rien sur les origines véritables de Joachim — quand l’avait-on appelé ainsi ? Rien sur son véritable père — celui qui se présentait ainsi dans le cabinet d’Antoine Féraud. Rien sur les circonstances de son abandon en forêt.
Rien sur sa nature meurtrière...
Elle passa plusieurs pages encore.
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Juan dessine ! Il trace des traits noirs, des X, des Y de diverses tailles. Cela pourrait être un alphabet. Ou des arbres. Ou des personnages. Il tente peut-être de représenter le monde — le peuple singe — qui l’a entouré ces dernières années... Mais un détail ne cadre pas. Si ces silhouettes représentent des carrayas, pourquoi l’un d’eux tient-il un couteau ?
Juan a trouvé une cravate qu’il porte jour et nuit. Comme pour conjurer son passé et montrer qu’il appartient bien à la société des hommes civilisés.
Pourtant, il ne réussit toujours pas à manger avec des couverts. Quand vient l’heure du repas, il plonge dans son assiette à bras raccourcis et ne cesse de jeter des regards traqués autour de lui. Il ne mange plus que de la viande. Plus question de dattes, de graines ou d’autre chose.
Reçu aujourd’hui une visite inattendue. Au moment même où j’avais abandonné l’idée de découvrir l’origine réelle de Juan, un homme est venu m’offrir l’information sur un plateau. Et pas n’importe quel homme ! Le colonel Vinicio Pellegrini, surnommé « El Puma », un des dirigeants de la base militaire de Campo Alegre.
Physiquement, l’homme cadre avec sa fonction. Coiffé en brosse, visage musclé, sa seule finesse provient de la monture de ses lunettes et de sa moustache taillée aux ciseaux. Pour le reste, une brute qui parle fort, rit beaucoup, dégage une impression tour à tour chaleureuse et glaciale.
Dans la région, c’est un homme tristement célèbre. El Puma a organisé ici le sinistre protocole d’ « el vuelo ». La technique consiste à endormir les prisonniers qui n’ont plus rien à dire puis à les larguer en hélicoptère dans les méandres de la lagune, afin qu’ils se noient ou qu’ils soient dévorés par les caïmans. On raconte que, d’ordinaire, ces bêtes ne mangent pas les humains. Les corps sont trop gros pour eux. Pellegrini a ordonné qu’on débite les victimes à la scie électrique et qu’on balance les morceaux à travers les marécages. Peu à peu, les caïmans y ont pris goût. On a pu reprendre le largage des corps endormis...
Quand il s’est annoncé, j’ai bien cru que mon heure était arrivée. Mais non. Pellegrini voulait des nouvelles de Juan ! Il m’a interrogé sur les conditions de sa découverte. La vérité est vite apparue : Juan vient de la base militaire. Il est le fils de Hugo Garcia, officier mort il y a trois ans avec son épouse dans un accident sur lequel Pellegrini n’a pas voulu s’étendre. Juan — que le colonel appelle « Joachim » — a échappé à cet accident et s’est enfui dans la jungle.
El Puma n’a pas demandé à le voir. Il n’a pas non plus expliqué ses intentions à propos de l’enfant. Mais il a promis de revenir...
Maintenant, je tente d’ordonner les faits. Un exemple : les silhouettes dessinées par Juan, alias Joachim (j’ai décidé de continuer à l’appeler Juan pour ne pas troubler son développement), ne sont peut-être pas les singes hurleurs mais les soldats de Campo Alegre, tortionnaires professionnels. Mais pourquoi le couteau ?
J’ai mené une nouvelle enquête. Plus précise. On trouve mieux quand on sait ce qu’on cherche. À la gargote du village — où les soldats viennent parfois se saouler —, je n’ai pas mis longtemps à apprivoiser un caporal qui m’a raconté le secret de la forteresse. C’est Hugo Garcia lui-même, alcoolique notoire, qui a assassiné sa propre femme avant de s’ouvrir la gorge en 1978. Leur fils, Joachim, n’a eu que le temps de s’enfuir. Il n’avait que six ans... Juan est donc âgé de neuf ans. Deuxième point : Estevez avait raison, l’enfance de Juan n’a jamais été douce.
En interrogeant le militaire et en le faisant boire, j’ai appris un autre fait extraordinaire : Joachim n’est pas le fils biologique de Hugo Garcia. Il a été adopté. Ces cas ne sont pas rares ici. Il est courant que les militaires adoptent les enfants des prisonniers politiques exécutés. C’est même, paraît-il, une pratique clairement établie. Juan est donc né dans la forteresse de Campo Alegre. Garcia, sans enfant, a récupéré le bébé, mais sa femme, stérile et alcoolique, ne l’a jamais accepté. Il était un sujet de conflit récurrent dans le couple. Je n’ose imaginer l’évolution psychique de l’enfant. Orphelin, rejeté par sa famille adoptive, vivant dans une caserne où la mort et la violence sont partout...
L’appétit de Juan ne cesse de croître. Je tente de varier ses menus mais il n’accepte plus que la viande. Plus inquiétant : on l’a surpris dans les cuisines. Il avait forcé les cadenas des frigos. Pour dévorer de la chair crue. Quand on a tenté de l’en empêcher, il a montré les dents à la manière d’un fauve. D’où lui vient ce goût du sang ?
Le reste du temps, Juan dessine. Toujours des silhouettes noires. Toujours le couteau. S’il représente ici la scène du meurtre de sa mère, pourquoi les personnages sont-ils si nombreux ? Juan ne chante plus mais j’ai l’impression qu’il est sur le point de prononcer des syllabes.
Juan m’inquiète. A mesure que son comportement animal régresse, des traits de sa personnalité apparaissent. Des caractéristiques propres, non réductibles à son éducation chez les singes et plutôt angoissantes. Plusieurs fois, je l’ai surpris à torturer des petits animaux, apportant un véritable soin à les faire « durer ».