Il manifeste aussi une vraie violence à l’égard des autres orphelins, qui le craignent et l’évitent. Il les attaque, leur tend des pièges. Hier, il a blessé une petite fille en l’attirant aux abords de l’orphelinat, dans une sorte de fosse qu’il avait creusée. Il avait placé au fond du trou des bambous taillés, qui ont blessé la gosse à la cuisse, mais qui auraient pu tout aussi bien la tuer. Pourquoi fait-il cela ? Il n’y a que moi qui parais bénéficier de sa confiance. Et encore...
Autre pulsion dangereuse. Juan est attiré par le feu. Il peut rester des heures à observer des flammes. On l’a surpris plusieurs fois à jouer avec des allumettes. Je crains le pire de ce côté-là aussi...
Ces tendances me serrent le cœur. Avec sa cravate et sa veste noire, Juan ressemble à un petit Charlot qui abriterait une âme de démon. Je ne cesse de prier. « Mais pour vous qui craignez mon nom, dit l’Eternel, se lèvera le soleil de la justice, et la guérison sera sous ses ailes... »
Nouvelle visite de Pellegrini. Il veut récupérer l’enfant. Il dit avoir trouvé pour lui des nouveaux parents adoptifs. Ou plutôt, semble-t-il, il a reçu des ordres. Celui qui veut adopter Juan est puissant. Un militaire, sans doute. Je pressens aussi, sans pouvoir l’expliquer, qu’un secret se cache derrière tout ça.
Pour la nouvelle année, le Seigneur m’a offert un cadeau merveilleux. Ce matin, j’ai découvert Juan assis dans l’église, face à l’autel. Il chantait. Non pas, comme d’habitude, une vague mélodie mais une vraie chanson. Avec les paroles ! C’est la première fois que je discerne dans sa bouche des syllabes articulées. J’ai reconnu la chanson. Un succès d’il y a quelques années, que je faisais déjà chanter aux enfants de ma mission, à Bruxelles : Porque te vas, interprété par une artiste anglo-espagnole du nom de Jeanette.
Où a-t-il appris cette chanson ? Peu importe. Ma conviction — et mon espoir — reviennent en force : Joachim ne souffre pas d’un autisme irréversible. La forêt a seulement étouffé ses aptitudes humaines. Je dois le garder auprès de moi. Poursuivre son apprentissage. Sous le signe de Dieu. « L’heure vient, et elle est déjà venue où ce n’est pas ici ou là qu’il faudra adorer, mais en esprit et en vérité. »
Juan a parlé. D’un coup. Sans effort. Je le savais. Je l’ai toujours su. Le langage existe en lui. Juan n’est pas un enfant autiste. Ou bien alors, son syndrome est ce qu’on appelle dans mes livres un « autisme de haut niveau ». Je dois maintenant attacher à ces progrès d’autres enseignements. La lecture. L’écriture. La prière. Je gagnerai, avec lui, la bataille.
Progrès rapides. Juan ne souffre d’aucune difficulté d’élocution — bien qu’il ait tendance encore à bégayer. Les phrases se forment nettement dans sa bouche. Je commence à dialoguer avec lui. Son utilisation du langage est particulière. Il paraît incapable de parler à la première personne. Pour répondre affirmativement à une question, il la répète. D’autres fois, il prononce une série de mots en guise de réponse. Souvent, les paroles de Porque te vas. Je ne comprends pas ce que cela signifie.
Pour l’instant, ses souvenirs sont confus. Il raconte des bribes de sa vie en forêt, des fragments de son existence à la caserne. Mais tout cela se télescope. Son esprit est comme un livre ouvert, dont les pages seraient collées ensemble.
Il attribue parfois aux singes des caractéristiques humaines. Il les désigne comme des êtres parlants. D’autres fois, au contraire, il attribue à ses « parents » des rites et des habitudes qui font référence à sa vie dans les arbres. Une chose est sûre : il n’a jamais connu que la peur et la menace. Coups et fouet dans sa famille adoptive. Griffures et morsures parmi les singes.
Enfin reconstitué la fuite de Juan. Une soirée violente chez les Garcia parents adoptifs. Le père, ivre mort, a commencé à frapper son épouse. D’après ce que je devine, les rapports entre l’homme et la femme, fortement alcoolisés, étaient extrêmes. Au milieu de la nuit, le père a attrapé la baïonnette de son fusil et a égorgé sa femme. Il l’a ensuite dépecée dans la cuisine. C’est cette scène que Juan a tant de fois dessinée (Hugo Garcia avait ligoté et bâillonné son fils dans la cuisine, afin qu’il assiste au « spectacle »). Mais pourquoi une foule autour du « sacrifice » ? Plus tard dans la nuit, l’officier a tenté de s’immoler avec de l’essence. Pas besoin d’être psychiatre pour deviner d’où proviennent les pulsions pyromanes de Juan...
Enfin, à l’aube, Garcia s’est tranché la gorge, d’une oreille à l’autre, oubliant son propre fils, étouffant dans la fumée — des objets brûlaient encore dans la cuisine. Juan a réussi à se libérer. Dans sa panique, il a dévalé l’escalier, traversé la cour de la caserne, rejoint la forêt. Il a couru, jusqu’à épuisement. Jusqu’à s’écrouler au pied d’un arbre. Ensuite, c’est le trou noir. Juan ne fait aucun lien entre cette fuite et sa vie auprès des singes.
Cette nuit, à la lueur des lanternes, nous avons surpris Juan dans le poulailler. Avec mon rasoir, il avait tranché la gorge des poules et buvait leur sang à même leur cou, comme à une gourde. Il avait barbouillé sur les murs les mêmes silhouettes que sur ses feuilles de dessin, avec un horrible mélange de sang et d’excréments...
Les volontaires ont peur. Certains ont déjà quitté le dispensaire. Le bruit se répand que Juan est un « fils du diable ». Je l’ai enfermé dans un réduit aveugle pour le punir. Je veux qu’il comprenne qu’il se trompe de chemin. Où va-t-il chercher ces idées ? ces pulsions ?
Après deux jours de « cachot », j’ai récupéré Juan dans un triste état. Il avait déféqué partout dans la cabane, écrit sur les murs avec ses excréments. Sa chemise et son pantalon étaient encroûtés de sperme. Ses premières pollutions... Il commence donc sa puberté. Mais vers quoi son désir sexuel se tourne-t-il ?
Une idée atroce m’est venue. C’est la séance sanglante qui a provoqué son premier émoi sexuel. Je ne cesse de prier. Dieu, qui a abandonné depuis longtemps notre mission, ne pourra pas oublier Juan. J’ai honte de l’écrire, mais je considère qu’il nous doit bien cela. Sauver l’enfant au nom de tous ceux qu’il a laissés mourir ici...
Juan est plus calme. L’idée d’une sorte d’infection proche de la rage fait son chemin. Mais les analyses médicales n’ont rien donné. Dois-je lui faire subir des examens plus poussés ? Buenos Aires est la seule voie possible.
Le colonel Pellegrini est réapparu. C’est officiel. « Joachim », comme il l’appelle, va être adopté par une personnalité importante. Sans doute un homme proche du pouvoir. Je dois fuir avec Juan. Je dois sauver son âme.
Juan a mordu au sang un garçon handicapé que nous avions recueilli il y a plusieurs mois. Nous avons soigné la plaie. Si Juan souffre d’une affection, existe-t-il un risque de contagion ? Un autre soupçon apparaît, lié à sa faim de viande. Le cannibalisme...
Le même jour, j’ai découvert un sanctuaire près du lieu où Juan avait emmené sa victime. Une construction étrange, faite d’os d’animaux, de pierres, de brindilles. Certains éléments rappelaient les signes de son alphabet. Juan paraît suivre les règles d’une cérémonie. Où les a-t-il apprises ?