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Dehors, la pluie avait repris, enfonçant l’univers dans un bourbier sans couleur. Vérifier. Confirmer. Valider. Jeanne rouvrit son cellulaire et composa le numéro de portable de Bernard Pavois.

Quatre sonneries puis la voix placide du bouddha.

— Vous êtes encore au laboratoire ? attaqua Jeanne.

— Oui.

— Je me suis plantée la dernière fois que je vous ai appelé. L’échantillon de sang reçu par Nelly n’abritait ni virus ni microbes ni parasites.

— Ça ne tenait pas debout.

— L’homme de Managua l’a envoyé à Nelly pour qu’elle établisse un caryotype. C’est possible à partir d’une goutte de sang, non ?

— Oui. Que devait révéler ce caryotype ?

— Une anomalie.

— De quel genre ?

— Un profil chromosomique nouveau. Ou très ancien. Différent de celui de l’espèce humaine.

— Je ne comprends pas.

— Vous m’avez dit lors de notre deuxième rendez-vous que le caryotype de l’homme de Néandertal comportait 48 chromosomes.

— C’est ce que j’ai lu, oui, mais je ne suis pas spécialiste.

— Je pense à ce genre d’anomalies.

— Vous délirez.

— Cherchons plutôt des preuves pratiques de la manipulation de Nelly. La mise en culture d’un échantillon laisse une trace dans l’ordinateur, non ?

— Pas la mise en culture. La photographie de la métaphase, l’étape suivante. Pour faire cette photo, on doit ouvrir un dossier et lui assigner un numéro de référence. Un numéro à dix chiffres. Ineffaçable.

— Vous pouvez donc repérer la trace d’une telle analyse dans la mémoire informatique du programme central ?

— Je ne peux retrouver qu’une liste de références.

— Mais le chiffre comporte la date de l’analyse.

— La date, oui. Et l’heure de l’utilisation de l’ordinateur.

— Nelly a reçu l’échantillon le 31 mai. Admettons qu’elle ait commencé la mise en culture le soir même. Combien de temps aurait duré cette culture ?

— Pour le sang, c’est plus rapide que pour le liquide amniotique. Trois jours.

— Le 3 juin au soir, donc, Nelly revient vers sa culture. Et elle utilise l’ordinateur.

— Non. Il faut encore compter 24 heures de travail avant la métaphase.

— Nous arrivons au 4 juin. Ce soir-là, Nelly ouvre un dossier. Donne un numéro à son fragment. Photographie les chromosomes. Pourriez-vous chercher une référence cette nuit-là ? Une référence qui ne renverrait à aucun nom de patiente ? Ni même à aucune photographie ? A mon avis, Nelly a imprimé le cliché et effacé l’image derrière elle.

Elle entendait déjà le claquement des touches de l’ordinateur.

— J’ai la référence, murmura Pavois au bout de quelques secondes. On a utilisé le matériel à 1 h 24 du matin. Le 5 juin, donc. Mais je n’ai rien d’autre. Pas de nom, pas d’image. On a tout effacé. Sauf ce numéro, indélébile.

— Nelly n’a gardé que le tirage. Et elle est morte à cause de cette image.

— Comment en êtes-vous sûre ?

— Le 5 juin, c’est la date de son meurtre, aux environs de 3 heures du matin. Le tueur a surpris Nelly, l’a éliminée et a emporté le dossier.

Silence. Pavois reprit :

— Ce caryotype, que représente-t-il au juste ?

— Je vous le répète. Il appartient à une famille d’hommes différente.

— C’est absurde.

— Nelly est morte à cause de cette absurdité.

— Pourquoi ne m’en a-t-elle pas parlé ?

— Parce qu’elle connaissait votre réponse. Elle attendait d’avoir des résultats concrets.

Le cytogénéticien n’ajouta rien. Il regrettait sans doute de n’avoir pas inspiré plus confiance à sa compagne. De ne pas avoir mené ses recherches auprès d’elle. Elle aurait peut-être alors échappé au tueur... Jeanne n’avait ni le temps de le consoler ni de le détromper. Elle le remercia et raccrocha.

Elle composa le numéro argentin que Reischenbach lui avait donné : l’institut agronomique de Tucumán. Daniel Taïeb, le directeur du département de fouilles paléontologiques, n’était pas là. Jeanne laissa ses coordonnées et demanda qu’il la rappelle. Sans grand espoir.

Dehors, la pluie continuait. La jungle, rendue cinglée par le vent. La vérité, plus cinglée encore... Il fallait qu’elle parle à quelqu’un. Qu’elle explique à voix haute ce qu’elle venait de comprendre.

Reischenbach.

Le flic n’avait pas sitôt décroché que Jeanne lui déballait toute l’histoire. La découverte de Juan, l’enfant-loup, en 1981, dans la forêt des Mânes. Son retour dans le monde des hommes. Son apprentissage. Puis l’enquête que Pierre Roberge avait menée pour remonter son histoire.

Pour établir ceci :

Juan, neuf ans, n’avait pas été élevé par des singes hurleurs mais par les héritiers d’un peuple primitif n’appartenant à aucune ethnie de cette province d’Argentine.

— Tu crois pas que tu pousses un peu, non ? fit le flic, incrédule.

— Ce peuple différent est le mobile des meurtres parisiens.

— Ben voyons.

— Juan, l’enfant-loup, est devenu Joachim, un avocat de trente-cinq ans vivant à Paris. En apparence, rien ne le distingue d’un Parisien bon teint, mais il abrite en son for intérieur un enfant sauvage. Un cannibale qui protège le secret de son peuple. Quand il a su que ce secret était menacé, il est entré en action.

Le silence de Reischenbach s’étirait. Elle continua :

— Manzarena, le banquier du sang, avait mis la main sur un échantillon sanguin du clan. Il l’a envoyé à Nelly Barjac pour qu’elle établisse son caryotype. Manzarena était un obsédé de la préhistoire — et de l’origine du mal chez l’homme. Nelly Barjac reçoit l’échantillon le 31 mai. Le temps qu’elle procède aux manipulations nécessaires, elle obtient ses résultats dans la nuit du 4 au 5 juin. Cette même nuit, Joachim lui rend visite. Il la tue et emporte échantillons et analyses.

— Comment a-t-il su que Nelly travaillait là-dessus ?

— Je ne sais pas encore. A mon avis, Nelly connaissait Joachim. Il s’occupe de plusieurs associations humanitaires sud-américaines. Ils ont eu un contact. Elle savait qu’il était originaire du Nordeste argentin. Elle lui a parlé de cette histoire, même à demi-mot. Cela lui a coûté la vie.

— Nous avons checké tous ses contacts téléphoniques, tous ses mails.

— Il y a eu une autre relation. Peut-être simplement de vive voix. Joachim a compris le danger. Il est venu faire le ménage.

— Pourquoi aurait-il tué aussi Marion Cantelau ?

— Aucune idée. Mais il existe un lien entre les enfants autistes du centre et Joachim. Marion menaçait le secret, d’une autre façon. J’en suis sûre.

— Et Francesca Tercia ?

— Pour elle, c’est clair. Elle avait reçu le crâne de De Almeida. Ce vestige doit appartenir à la préhistoire du peuple de la forêt. Souviens-toi : le fossile comporte des difformités. Sans doute les caractères simiesques d’une famille d’hominidés très ancienne. François Taine avait compris tout ça.

— C’est un génie, fit Reischenbach, sceptique.

— Il n’avait aucun mérite. Il avait vu la sculpture.

— Quelle sculpture ?

— La reconstitution que Francesca avait réalisée d’après le crâne. Sur ce coup, j’ai fait une erreur. J’ai cru que l’œuvre appartenait à la veine personnelle de la sculptrice. En réalité, elle se livrait à une reconstitution anthropologique d’après le crâne du paléo-anthropologue. Dans la pure tradition de l’atelier de Vioti. Elle travaillait chez elle, en secret, parce qu’il s’agissait d’un véritable scoop... Quand j’ai tenté de sauver François des flammes, j’ai aperçu la statue — il l’avait volée chez Francesca. Elle brûlait mais j’ai pu voir qu’il s’agissait d’un petit homme aux allures de singe...