— Il y a toujours le même os. Sans jeu de mots. Comment Joachim était-il au courant des travaux de Francesca ?
— Joachim et Francesca se connaissaient. Ils sont tous les deux argentins.
— L’Argentine, c’est grand.
— A Paris, il n’y a pas tant d’Argentins que ça.
Nouveau silence. Reischenbach cogitait.
— Donc, nous avons trois meurtres cannibales, commis par un fou qui se prend pour un homme préhistorique. Un cinglé dont le mobile se résumerait à une goutte de sang et un crâne ?
— Pas n’importe quel sang. Pas n’importe quel crâne. Des vestiges qui démontrent l’existence d’un peuple héritier d’un clan très ancien. Le crâne, par exemple, doit ressembler aux ossements des Proto-Cro-Magnons qu’on a découverts au Moyen-Orient ou en Europe.
— Comme celui-ci ?
Jeanne se pétrifia. Un crâne venait d’atterrir sur son lit. Dans le même temps, une voix avait retenti dans son dos. Dans sa chambre.
Durant une seconde, elle fixa l’os aux orbites noires. Il était anormalement blanc et paraissait être en plastique. Un moulage.
— Jeanne, tu es là ?
Elle ne répondit pas au flic. Lentement, elle se retourna vers la voix.
— Jeanne ?
— Je te rappelle, fit-elle dans un murmure.
Dans l’encadrement de la porte, se tenait Antoine Féraud.
Hirsute. Dépenaillé. Trempé.
Mais pour un mort, il avait plutôt bonne mine.
64
NOUVEL ORAGE. Des éclairs déchiraient le demi-jour du dehors, créant de violents clairs-obscurs, qui inversaient les contrastes en une fraction de seconde. Des négatifs du réel...
Jeanne n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Antoine Féraud prit la parole. En un instant, elle retrouva le timbre des enregistrements numériques. Le charme. La douceur. La bienveillance. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas eu aussi chaud.
Le psychiatre posa ses questions. Il voulait savoir pourquoi elle était venue ici, au Guatemala. Et avant cela, au Nicaragua.
Féraud savait donc tout.
Et en même temps rien.
Au lieu de répondre, elle le provoqua :
— Vous me suivez ?
— Vous ne croyez pas que vous inversez les rôles ? fit-il en souriant.
— Je ne vous ai pas suivi.
— Bien sûr. Je sais ce que vous cherchez. Ce que je ne sais pas, c’est comment vous avez pu vous foutre dans ce guêpier. Dans mon guêpier.
Le temps des mensonges, des impostures, des hypocrisies, était révolu.
— Un thé en bas, ça vous dit ? demanda-t-elle.
Quelques minutes plus tard, ils étaient installés sous la véranda vitrée, tandis que la piscine de l’hôtel crépitait sous la pluie. Les mains serrées sur sa tasse, Jeanne se décida pour une version complète de l’histoire. Son histoire. Sans mensonge ni ellipse. Elle balança tout. Depuis la sonorisation du cabinet jusqu’à l’exhumation du journal intime de Pierre Roberge. Je remuerai les enfers...
En conclusion, elle résuma : le tueur parisien s’appelait Joachim Palin. Il était le fils adoptif d’Alfonso Palin, amiral sanguinaire des dictatures argentines. Il avait tué trois fois à Paris, une fois à Managua, pour protéger son secret : l’existence d’héritiers d’un peuple des premiers âges, au fond d’une forêt argentine...
Durant plus d’une heure, Antoine Féraud l’avait écoutée en silence. Sans toucher sa tasse de thé. Il ne semblait ni choqué par l’idée qu’on l’ait mis sur écoute — pour de banales « histoires de cul » —, ni effrayé par la détermination de Jeanne. De son côté, elle retrouvait ce visage qui l’avait tant frappé lors de l’exposition des Viennois. Une délicatesse, une harmonie dans les traits, qui coïncidaient avec sa voix et sa sollicitude. Mais elle tiquait encore sur une certaine mollesse de l’expression. Cette figure ne cadrait pas avec la volonté requise pour une telle enquête.
— Et vous ? demanda-t-elle enfin.
Le psychiatre prit la parole. D’un ton posé, neutre, comme s’il avait dressé le bilan mental d’un patient :
— Nous avons mené la même enquête, Jeanne. Je suis moins doué, moins expérimenté que vous. Mais je possédais des informations que vous n’aviez pas. Des éléments révélés par le père en personne. Leur nom d’abord, Alfonso et Joachim Palin. Leur histoire en Argentine. Ou du moins une partie. Je savais que Joachim, après la tragédie des Garcia, avait fui la caserne de Campo Alegre et survécu dans la forêt.
— Palin ne m’a jamais parlé d’un peuple dans la forêt des Mânes. À mon avis, il n’est pas au courant. En revanche, il est fasciné par les pulsions criminelles de son fils adoptif. Alfonso Palin est lui-même, à sa façon, un tueur en série.
Le père, le fils et l’Esprit du Mal.
— L’autre information, c’était que Joachim souhaitait se rendre au Nicaragua. Son père savait qu’il voulait y rencontrer un certain Eduardo Manzarena.
— Quand avez-vous saisi la nature criminelle de Joachim ?
— Il y a eu l’avertissement du père, d’abord, le vendredi. Puis le premier article sur le meurtre de Francesca, le dimanche suivant, dans le JDD. J’ai compris qu’Alfonso avait dit vrai. Son fils était passé à l’acte. Je ne pouvais pas le contacter : il ne m’a jamais donné aucune coordonnée. J’ai trouvé le numéro de Manzarena, à Managua. Je n’ai pas réussi à lui parler. J’ai décidé de tenter une action plus risquée. Je suis allé chez Francesca Tercia le soir. Dans son atelier. En quête d’indices.
— A quelle heure ?
— 22 heures.
— Vous auriez pu croiser François Taine.
— J’ai seulement trouvé le crâne. Le lundi matin, j’ai pris un billet pour le Nicaragua. Je voulais prévenir, en personne, Manzarena.
— A Managua, j’ai écume les hôtels. Le nom de Féraud n’est jamais apparu.
— J’avais choisi une petite pension. Pris un autre nom. Une mesure de prudence... On ne m’a même pas demandé mon passeport. J’ai payé en cash.
— Comment avez-vous mené votre enquête ? Vous parlez espagnol ?
— Pas très bien. J’ai cherché Manzarena. Sans résultat. Je ne suis pas un enquêteur professionnel. J’ai aussi contacté les psychiatres de la ville. J’ai visité les centres spécialisés. Je cherchais les traces d’un adolescent qui aurait été soigné pour son autisme. J’ignorais alors que ni Palin ni Joachim n’étaient jamais venus au Nicaragua.
— Comment avez-vous découvert ma présence à Managua ?
— Par hasard. Je connaissais l’obsession de Joachim pour le sang. J’ai imaginé les lieux qui pouvaient l’intéresser. Les banques de sang en faisaient partie. C’est à ce moment que j’ai découvert que le patron de Plasma Inc. n’était autre qu’Eduardo Manzarena. J’y suis allé le mercredi. Juste au moment où vous sortiez du centre, l’air effaré. J’ai cru à une hallucination. À ce moment-là, vous n’étiez pour moi qu’une jeune femme ravissante, un peu perdue, que j’avais rencontrée dans une exposition la semaine précédente.
Jeanne nota les mentions « jeune » et « ravissante ». Les plaça soigneusement dans sa boîte à trésors. Et oublia instantanément le « un peu perdue ».
— Je vous ai suivie, continua Féraud. J’ai attendu devant la villa de Manzarena. J’ai vu arriver les voitures de police, les ambulances. Je vous ai vue parler avec une grande femme indienne. Je ne comprenais rien. Souvenez-vous : vous m’aviez menti sur votre activité. Vous vous étiez présentée comme une directrice de communication.
Jeanne haussa une épaule.
— Je n’ai pas voulu vous effrayer. Pour les hommes, il vaut mieux être hôtesse de l’air que haut fonctionnaire.
— Le prestige de l’uniforme... Vous portez bien une robe de magistrate, non ?
— Jamais. Les juges d’instruction n’assistent pas aux procès.
— Dommage.
Ils s’arrêtèrent net. Surpris tous deux par la tournure de la conversation. Ils badinaient en plein cauchemar...
— Ensuite ? reprit Jeanne, soudain sérieuse.
— J’ai trouvé un cyber café. J’ai fait des recherches à votre sujet. Vous êtes une sorte de célébrité dans votre domaine. J’ai compris que vous m’aviez manipulé.
— Je ne vous ai pas manipulé. C’est un concours de circonstances.
— Vous êtes apparue dans ma vie. (Il claqua des doigts.) Comme ça. Et j’apprends que vous êtes juge d’instruction. J’ai pensé que, dès le premier soir, vous vouliez me tirer les vers du nez grâce à vos charmes.
— Mes charmes ?
— Ne vous sous-estimez pas.
Le ton de flirt, encore une fois...
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— J’ai perdu votre trace le soir du meurtre. Le lendemain, j’ai enquêté sur Eduardo Manzarena. C’était facile : tous les journaux ont fait son portrait. Entre-temps, j’avais lu la presse française et découvert que Joachim avait frappé deux fois avant Francesca, à Paris. Mais je n’avançais pas à Managua. Je n’avais aucune piste, aucun indice, rien. Et impossible de retrouver Joachim et son père dans cette ville. J’ai compris que je m’étais trompé. Je n’avais ni les moyens ni les compétences pour les retrouver.
— Pourquoi êtes-vous parti au Guatemala ? Vous avez suivi ma trace ?
— Non. Un autre hasard. Je suis allé à l’ambassade de France, le jeudi soir. J’ai rencontré un attaché culturel, un dénommé Marc, qui s’est montré très coopératif.
— Nous aurions pu nous croiser là-bas.
— Exactement. Dans la conversation, il a évoqué une Française qui venait de partir pour Antigua. Excusez-moi, mais, selon lui, cette femme avait l’air un peu... hystérique. J’ai deviné que c’était vous... À l’aube, j’ai pris l’avion pour Guatemala City. J’ai loué une voiture et j’ai foncé jusqu’à Antigua. Là-bas, j’ai sillonné la ville. Ce n’est pas très grand. Je vous ai finalement aperçue. Vous sortiez de l’église de Nuestra Señora de la Merced.
— J’avais l’air hystérique ? Féraud sourit.
— Héroïque, plutôt. Je ne vous ai plus lâchée.
Le psychiatre se tut. C’était l’heure des choix. Amis ou ennemis ? Associés ou rivaux ? Au fond d’elle-même, Jeanne jubilait. Elle n’était plus seule. Elle allait poursuivre son enquête avec le plus mignon des psychiatres parisiens. Qui ne lésinait pas, en plus, sur les compliments...
S’efforçant de ne pas montrer son état d’esprit, elle prit sa voix glacée de magistrate pour demander :
— Votre conclusion ?
— Le père et le fils vont continuer leur voyage. En Argentine. Ils ont fait le ménage ici, côté sang. Ils vont le faire là-bas, côté crâne.
— Je suis d’accord.
D’un signe, Jeanne désigna le sac de Féraud. Le moulage était à l’intérieur.
— Sur ce crâne, qu’est-ce que vous savez ?
— Dans l’atelier de Francesca, j’ai trouvé les coordonnées du paléontologue qui lui avait envoyé.
— Jorge De Almeida.
— Son portable ne répondait pas. J’ai contacté son laboratoire, à Tucumán. J’ai pu parler avec l’assistant du chef du labo, Daniel Taïeb.
— Vous avez de la chance.
— J’ai appris que De Almeida avait effectué plusieurs expéditions dans la forêt des Mânes, rapportant à chaque fois des vestiges bizarres. Il n’est toujours pas rentré de son dernier voyage. Selon mon contact, il était très exalté ces derniers mois. Il pensait avoir fait une découverte révolutionnaire.
— Le crâne ?
— Oui. Et d’autres vestiges fossiles.
— En quoi ces ossements sont-ils révolutionnaires ?
— Ils appartiennent à des Homo sapiens sapiens archaïques. Le crâne en question porterait les caractéristiques des Proto-Cro-Magnons : menton fuyant, arcades saillantes, mâchoires avancées... Ces traits simiesques prouveraient la présence d’un « brouillon d’homme » sur le continent américain il y a 300 000 ans.
— C’est impossible, fit Jeanne, se rappelant le résumé chronologique d’Isabelle Vioti. Les Homo sapiens sapiens sont arrivés en Amérique beaucoup plus tard.
— C’est ce que m’a expliqué le chercheur. Mais il y a plus fou. De Almeida prétendait avoir déterminé l’âge réel de ces vestiges fossiles. Notamment du crâne.
— Et alors ?
— Il n’a pas vingt ans.
Jeanne ne comprit pas. Ou plutôt, ne voulut pas comprendre. Elle pressentait pourtant cette vérité depuis plusieurs heures. Antoine Féraud enfonça le clou :
— Ces Proto-Cro-Magnons existent toujours, Jeanne. Ils survivent au fond de la forêt des Mânes.