Выбрать главу

— Je vous ai suivie, continua Féraud. J’ai attendu devant la villa de Manzarena. J’ai vu arriver les voitures de police, les ambulances. Je vous ai vue parler avec une grande femme indienne. Je ne comprenais rien. Souvenez-vous : vous m’aviez menti sur votre activité. Vous vous étiez présentée comme une directrice de communication.

Jeanne haussa une épaule.

— Je n’ai pas voulu vous effrayer. Pour les hommes, il vaut mieux être hôtesse de l’air que haut fonctionnaire.

— Le prestige de l’uniforme... Vous portez bien une robe de magistrate, non ?

— Jamais. Les juges d’instruction n’assistent pas aux procès.

— Dommage.

Ils s’arrêtèrent net. Surpris tous deux par la tournure de la conversation. Ils badinaient en plein cauchemar...

— Ensuite ? reprit Jeanne, soudain sérieuse.

— J’ai trouvé un cyber café. J’ai fait des recherches à votre sujet. Vous êtes une sorte de célébrité dans votre domaine. J’ai compris que vous m’aviez manipulé.

— Je ne vous ai pas manipulé. C’est un concours de circonstances.

— Vous êtes apparue dans ma vie. (Il claqua des doigts.) Comme ça. Et j’apprends que vous êtes juge d’instruction. J’ai pensé que, dès le premier soir, vous vouliez me tirer les vers du nez grâce à vos charmes.

— Mes charmes ?

— Ne vous sous-estimez pas.

Le ton de flirt, encore une fois...

— Qu’avez-vous fait ensuite ?

— J’ai perdu votre trace le soir du meurtre. Le lendemain, j’ai enquêté sur Eduardo Manzarena. C’était facile : tous les journaux ont fait son portrait. Entre-temps, j’avais lu la presse française et découvert que Joachim avait frappé deux fois avant Francesca, à Paris. Mais je n’avançais pas à Managua. Je n’avais aucune piste, aucun indice, rien. Et impossible de retrouver Joachim et son père dans cette ville. J’ai compris que je m’étais trompé. Je n’avais ni les moyens ni les compétences pour les retrouver.

— Pourquoi êtes-vous parti au Guatemala ? Vous avez suivi ma trace ?

— Non. Un autre hasard. Je suis allé à l’ambassade de France, le jeudi soir. J’ai rencontré un attaché culturel, un dénommé Marc, qui s’est montré très coopératif.

— Nous aurions pu nous croiser là-bas.

— Exactement. Dans la conversation, il a évoqué une Française qui venait de partir pour Antigua. Excusez-moi, mais, selon lui, cette femme avait l’air un peu... hystérique. J’ai deviné que c’était vous... À l’aube, j’ai pris l’avion pour Guatemala City. J’ai loué une voiture et j’ai foncé jusqu’à Antigua. Là-bas, j’ai sillonné la ville. Ce n’est pas très grand. Je vous ai finalement aperçue. Vous sortiez de l’église de Nuestra Señora de la Merced.

— J’avais l’air hystérique ? Féraud sourit.

— Héroïque, plutôt. Je ne vous ai plus lâchée.

Le psychiatre se tut. C’était l’heure des choix. Amis ou ennemis ? Associés ou rivaux ? Au fond d’elle-même, Jeanne jubilait. Elle n’était plus seule. Elle allait poursuivre son enquête avec le plus mignon des psychiatres parisiens. Qui ne lésinait pas, en plus, sur les compliments...

S’efforçant de ne pas montrer son état d’esprit, elle prit sa voix glacée de magistrate pour demander :

— Votre conclusion ?

— Le père et le fils vont continuer leur voyage. En Argentine. Ils ont fait le ménage ici, côté sang. Ils vont le faire là-bas, côté crâne.

— Je suis d’accord.

D’un signe, Jeanne désigna le sac de Féraud. Le moulage était à l’intérieur.

— Sur ce crâne, qu’est-ce que vous savez ?

— Dans l’atelier de Francesca, j’ai trouvé les coordonnées du paléontologue qui lui avait envoyé.

— Jorge De Almeida.

— Son portable ne répondait pas. J’ai contacté son laboratoire, à Tucumán. J’ai pu parler avec l’assistant du chef du labo, Daniel Taïeb.

— Vous avez de la chance.

— J’ai appris que De Almeida avait effectué plusieurs expéditions dans la forêt des Mânes, rapportant à chaque fois des vestiges bizarres. Il n’est toujours pas rentré de son dernier voyage. Selon mon contact, il était très exalté ces derniers mois. Il pensait avoir fait une découverte révolutionnaire.

— Le crâne ?

— Oui. Et d’autres vestiges fossiles.

— En quoi ces ossements sont-ils révolutionnaires ?

— Ils appartiennent à des Homo sapiens sapiens archaïques. Le crâne en question porterait les caractéristiques des Proto-Cro-Magnons : menton fuyant, arcades saillantes, mâchoires avancées... Ces traits simiesques prouveraient la présence d’un « brouillon d’homme » sur le continent américain il y a 300 000 ans.

— C’est impossible, fit Jeanne, se rappelant le résumé chronologique d’Isabelle Vioti. Les Homo sapiens sapiens sont arrivés en Amérique beaucoup plus tard.

— C’est ce que m’a expliqué le chercheur. Mais il y a plus fou. De Almeida prétendait avoir déterminé l’âge réel de ces vestiges fossiles. Notamment du crâne.

— Et alors ?

— Il n’a pas vingt ans.

Jeanne ne comprit pas. Ou plutôt, ne voulut pas comprendre. Elle pressentait pourtant cette vérité depuis plusieurs heures. Antoine Féraud enfonça le clou :

— Ces Proto-Cro-Magnons existent toujours, Jeanne. Ils survivent au fond de la forêt des Mânes.

III

LE PEUPLE

65

ELLE TOURNA la tête et regarda par le hublot. L’aile de l’avion s’inclinait vers la ville immense qui apparaissait à travers les nuages : Buenos Aires. Jeanne aurait aimé profiter à plein de ce retour — la capitale argentine avait été son grand coup de foudre lors de son périple d’étudiante. Mais elle n’avait pas l’esprit libre. Son cerveau était monopolisé par l’hypothèse incroyable qui avait clôturé le chapitre Amérique centrale : l’existence d’un peuple primitif, au fond d’une lagune du Nordeste, en pleine époque contemporaine.

Les signes étaient là. Les preuves, peut-être, même... Mais Jeanne ne pouvait accepter une telle possibilité. Question de bon sens. On parlait bien, de temps à autre, dans les magazines, à la télévision, de tribus totalement coupées du monde civilisé. Des indigènes qui n’avaient soi-disant jamais vu « l’homme blanc ». En Amazonie. En Papouasie. En Nouvelle-Guinée. Mais Jeanne avait assez voyagé pour savoir que de telles découvertes n’étaient plus possibles. Pas à l’heure des satellites. De la déforestation. Des exploitations minières forcenées...

Un autre fait la troublait. Le peuple de la forêt des Mânes, s’il existait, n’était pas un simple groupe archaïque. C’était un fragment violent, cruel, maléfique, de l’humanité. Des créatures cannibales vénérant des divinités obscures, dont le mode d’existence était fondé sur la barbarie et le sadisme. Des tueurs dévoyés, sacrifiant des Vénus au cours de cérémonies sorties tout droit d’un film d’horreur.

Le choc du tarmac stoppa ses pensées.

Débarquement. Douanes. Récupération des bagages. Jeanne et Féraud avaient décidé, la veille, d’unir leurs efforts. Sans discuter. Ni envisager les dangers de l’aventure. Ils avaient simplement décrété que leur prochaine étape était Buenos Aires. Ils étaient rentrés à Guatemala City avec la voiture de Féraud — Jeanne n’avait plus eu de nouvelles de Nicolas. Le soir même, ils avaient filé à l’aéroport La Aurora et attrapé un vol pour Miami. Après quelques heures de sommeil dans un hôtel-dortoir, ils avaient réussi à embarquer sur le vol de 7 h 15 du matin pour Buenos Aires, avec la compagnie Aerolinas Argentinas.