Ils avaient eu le temps d’échanger leurs CV. Jeanne s’était montrée sous son meilleur jour, occultant tout ce qui pouvait avoir l’air lugubre dans sa vie. Dans l’ordre : l’assassinat de sa sœur aînée, son obsession pour la violence, sa mère gâteuse, sa propre dépression, son incapacité à garder un jules plus de quelques mois... Antoine Féraud avait fait mine de croire cette version enchantée, soupçonnant sans doute quelques petits arrangements. Après tout, le non-dit, c’était son boulot.
Lui affichait un destin sans histoire. Mais dans une version surdouée. Enfance bourgeoise à Clamart. Bac à dix-sept ans. Diplôme de médecine à vingt-trois. Internat achevé à vingt-six puis doctorat en psychiatrie. Plus tard, Féraud avait été maître assistant à la faculté de Sainte-Anne et avait occupé un poste de psychiatre dans le même hôpital. Depuis cinq ans, il s’était orienté vers le privé, ne conservant qu’une consultation hebdomadaire à Sainte-Anne. Il n’avait pas ouvert son cabinet pour l’argent mais pour ce qu’il appelait le « terrain intime ». Il observait, fouillait, soignait au quotidien les névroses ordinaires des Parisiens.
Pour le reste, rien de notable. A trente-sept ans, Antoine Féraud n’avait pas d’épouse, pas de maîtresse, pas d’ex. C’est du moins ce qu’il racontait. Sa seule et unique passion était son métier. Il vivait pour la psychiatrie, la psychanalyse et cette fameuse « mécanique des pères » dont il avait déjà parlé à Jeanne. Derrière chaque crime, il y a la faute d’un père... Dans ce domaine, Joachim constituait un cas d’école. Mais qui était son père œdipien ? Hugo Garcia ? le clan de la forêt ? Alfonso Palin ? ou encore son père biologique, sans doute un prisonnier politique éliminé dans les geôles de Campo Alegre ? Une certitude : Joachim était marqué par la pure violence. Il était né par elle. Et existait pour elle.
Jeanne avait écouté Féraud. À mesure qu’il parlait et s’agitait, il ressemblait de moins en moins à l’homme de ses rêves. Il paraissait jeune, fiévreux, désordonné. Et surtout : inconscient. Il ne mesurait pas dans quelle aventure il s’était lancé. Armé de ses théories et de ses connaissances psychiatriques, il n’avait pas saisi qu’il évoluait désormais dans la vraie vie — avec un vrai tueur et de vraies victimes. Le terrain familier de Jeanne. Elle craignait maintenant qu’il ne soit plutôt un poids qu’un atout pour la suite de l’enquête...
Ils sortirent de l’aéroport Eizeiza. Cherchèrent un taxi. Dès ses premiers pas à l’air libre, Jeanne reçut un choc. 10 heures du matin. Le soleil. La qualité inexprimable de l’air... Au mois de juin, en Argentine, on est en hiver. Mais l’hiver préserve ici un versant solaire.
Tout près d’elle, un flic prononça quelques mots avec l’accent chantant, chaleureux du pays. Ce fut comme si une bulle de bande dessinée s’était échappée de ses lèvres. Un sillage d’étoiles, de paillettes, d’étincelles... D’un coup, malgré l’enquête, malgré le goût de mort au fond de chaque fait, elle se trouva propulsée aux confins de la joie. De l’autre côté du monde...
Taxi. Au fil de l’autoroute, la ville émergeait lentement de la forêt. Plate et grise comme une mer. Elle miroitait, scintillait, palpitait. Plus précisément, les cités claires, les maisons blanches se dessinaient parmi les bouillonnements de verts. Toujours étroites, percées de quelques fenêtres. Le tableau évoquait une ville construite en morceaux de sucre d’une élégance éthérée.
Avenue 9 de Julio. L’axe principal de Buenos Aires offrait un catalogue complet de l’architecture de la capitale. Constructions grandioses mêlant les styles, les époques, les matériaux. Arbres foisonnants, nobles et feuillus : tipuanas, sycomores, lauriers effleurant les façades de leurs ombres légères. Toute la ville vibrait. Evoquait un claquement de cymbales dans le soleil d’hiver.
Jeanne ne voyait pas que cela. Au fil des rues, des bâtiments, des porches, ses souvenirs revenaient. Le parfum des chèvrefeuilles brassé par le vent tiède du printemps. Les brumes bleu et mauve des jamcamndas aux feuilles plus légères que les fleurs de coton. La rumeur des voitures, le soir, qui faisait corps avec la nuit sur la place San Marin, au pied des lauriers géants...
Elle avait indiqué au chauffeur un hôtel dont elle se souvenait, dans le quartier Retiro, au nord-est de la ville. L’hôtel Jousten, rue Arroyo. La rue, surtout, l’avait marquée. Une artère qui s’enfouissait sous les arbres comme une rivière sous des saules, en tournant — ce qui est plutôt rare dans cette ville dessinée selon le plan d’un échiquier.
Arroyo 932. Jeanne régla le taxi. Féraud ne sortait pas facilement son porte-monnaie. Le froid les surprit. A l’ombre, il ne faisait que quelques degrés au-dessus de zéro. Et elle n’avait toujours pas acheté de pull... Cette ambiance hivernale était très différente de ce qu’elle avait connu lors de son premier voyage. Mais la rue était toujours aussi belle. Les immeubles, surplombant les cimes des arbres, étaient d’une noblesse extraordinaire. Pierres de taille, angles arrondis, balcons ciselés : douceur et bienveillance à tous les étages...
Dans l’hôtel, deux chambres étaient libres. Au même étage, mais pas mitoyennes. Tant mieux. Ils n’étaient pas là pour batifoler. Même si l’idée, au Guatemala, avait semblé naturelle. Cela paraissait déjà loin...
Jeanne prit une douche. Après dix bonnes minutes de jets crépitants, elle sortit de la cabine réchauffée, régénérée, et s’habilla en superposant encore une fois tee-shirts et polos légers. Elle avait donné rendez-vous à Féraud à midi dans le lobby.
L’objectif était clair.
Retrouver la trace de l’amiral Palin et du colonel Pellegrini.
66
JEANNE donna au chauffeur l’adresse de Clarin, le journal de gauche de Buenos Aires — elle avait acheté un exemplaire dans un kiosque. Elle espérait qu’une permanence en ce dimanche leur permettrait d’accéder aux archives.
Les bureaux du siège étaient situés avenue Corrientes, à l’est, dans le quartier de San Nicolas. Le taxi traversa un centre d’affaires désert, où se dressait la tour des Anglais, plantée sur son fragment de pelouse. Autour, des buildings à l’américaine projetaient leurs ombres froides. Le quartier exprimait une solitude déchirante, tragique, qui provoquait une inquiétude presque métaphysique.
La voiture plongea dans des rues plus étroites, et plus fréquentées. L’autre visage de Buenos Aires. Porches sombres, balcons clos par des grillages, étroites fenêtres coiffées par des buissons en fleur. Et partout, le soleil. Allongé. Alangui. Assoupi. Mais toujours sur le qui-vive. Ici, l’éclat d’une vitre qu’on ouvre. Là, une carrosserie qui file. Là encore, le miroitement d’une sculpture d’acier plantée sur un parterre de gazon. Jeanne se souvint des obscures recherches d’Emmanuel Aubusson, à propos de la citation de Rimbaud : « L’éternité... la mer allée avec le soleil ». Buenos Aires, c’était « l’hiver allé avec le soleil »...
Ils atteignirent l’avenue Corrientes, longue artère cadrée par des immeubles sombres et rectilignes. Les contrastes y étaient si durs, si forts, que tout paraissait peint en noir et blanc. Jeanne avait vu juste : une équipe assurait une permanence. La salle des archives était une pièce sans fenêtre éclairée par des tubes luminescents, traversée de comptoirs soutenant des ordinateurs.
En quelques clics, Jeanne accéda à la mémoire du journal. Féraud se tenait derrière elle, silencieux, attentif. Elle se demandait s’il parlait assez bien l’espagnol pour suivre ce qui se passait. Elle commença la recherche par l’amiral Alfonso Palin. Et n’obtint pas grand-chose.