Выбрать главу

— La psychanalyse ?

— En Argentine, on adore ces trucs-là. Son analyse a duré des années...

Jeanne imaginait l’amiral Alfonso Palin, tortionnaire en chef, assassin en série, « cerveau » de l’épuration antisubversive, se rendant chaque semaine chez son analyste pour tenter de soulager sa conscience. Mission impossible.

Il était temps d’entrer dans le vif du sujet.

— Nous savons qu’Alfonso Palin est venu vous voir en 1981, quand vous dirigiez le Campo Alegre.

Pellegrini attaqua ses achuras. Un mot qui signifie « qui ne sert à rien ». Des saucisses. Du boudin...

— Vous êtes bien renseignée.

— Vous pouvez nous raconter ce qui s’est passé alors ? El Puma devint pensif.

— Pourquoi je vous le raconterais ? Elle misa sur la vanité du bonhomme :

— Pour être au centre de notre livre. (Elle ajouta en français :) En haut de l’affiche. D’ailleurs, il y a prescription, c’est vous qui l’avez dit.

Le colonel eut un sourire féroce, plein d’orgueil. Oui. Sa vanité était son talon d’Achille. Jeanne ne pouvait se départir d’une certaine attirance pour cet homme. Un tueur. Un génocidaire. Mais un coupable qui ne mentait pas.

— À cette époque, on avait un problème, commença-t-il. Les généraux avaient décidé de ne pas tuer les enfants des prisonniers. Il fallait donc les recueillir. Et les éduquer. Au Chili, ils disaient : « Il faut tuer la chienne avant qu’elle ne fasse des petits. » Ici, on récupérait les petits et on les remettait dans le droit chemin. Une autre école. Pour moi, c’était une erreur. Il aurait fallu les abattre. Tous. On voit bien aujourd’hui où ça nous a menés : ces salopards de gosses, qu’on a épargnés, qu’on a élevés, se retournent contre nous ! On aurait dû les foutre dans un cargo. Une bonne injection et...

— Que s’est-il passé ?

— C’était le bordel, reprit Pellegrini plus calmement. Il n’y avait pas de règle. Les prisonnières accouchaient dans les geôles. Des officiers filaient le bébé à leur pute préférée. Un commissaire adoptait une môme pour se garder une « petite fiancée » pour ses vieux jours. Des gradés vendaient les gamins à des familles fortunées. Videla a voulu mettre de l’ordre dans ce foutoir. Il a chargé Palin de procéder à un recensement.

— Des enfants nés dans les centres de détention ? Le colonel avala une saucisse.

— Exactement.

Féraud intervint, pour la première fois :

— Mais... et les mères ? Les mères des bébés ?

— Elles étaient transférées.

— Où ?

Pellegrini regarda tour à tour Féraud puis Jeanne. Il paraissait consterné de leur naïveté.

— On envoyait un télex à Buenos Aires avec la mention RIP. Resquiescat in pace. À l’époque, on avait encore le sens de l’humour.

— En novembre 1981, recadra Jeanne, Palin est venu recenser les naissances à Campo Alegre. Il s’est passé alors un fait inattendu : l’amiral a voulu adopter lui-même un enfant.

L’officier eut un sifflement admiratif.

— Vraiment bien renseignée, la companera...

— L’enfant était âgé de neuf ans. Il s’appelait Joachim. Il avait été adopté par un officier mineur de la base militaire, Hugo Garcia. Un alcoolique qui a fini par assassiner sa femme avant de se donner la mort. Joachim s’est enfui dans la forêt. Il y a passé trois ans avant qu’un jésuite d’origine belge ne le recueille, Pierre Roberge. En mars 1982, plutôt que de donner l’enfant à Palin, Roberge a fui avec lui au Guatemala. Pour finalement vous recontacter et le confier à Palin, avant de se suicider. Pellegrini éclata de rire.

— Je ne vois pas ce que je pourrais encore vous apprendre.

— Répondez seulement à cette question : pourquoi Alfonso Palin voulait-il adopter Joachim, alors que l’enfant présentait des signes d’autisme et des pulsions meurtrières ?

Le Puma hocha la tête, de nouveau pensif. Un sourire jouait encore sur ses lèvres. Comme s’il n’en revenait toujours pas de cette bonne blague du destin...

— Il y avait une raison. La meilleure de toutes. Joachim était son fils. Son fils biologique.

— Quoi ?

— Si vous comparez les dates, vous verrez tout de suite que la chronologie présente une anomalie. En 1982, Joachim avait neuf ans. Il était donc né en 1973. Trois ans avant le début de la dictature. En réalité, il n’appartenait pas aux enfants volés à partir de 1976. Sa mère nous avait posé un problème avant même que nous prenions le pouvoir.

— Qui était sa mère ?

— Une secrétaire de l’ESMA. Je ne me souviens plus de son nom. On a découvert qu’elle était gauchiste. Elle nous espionnait. On l’a envoyée à Campo Alegre et on l’a fait parler.

— Je ne vois pas le rapport avec Alfonso Palin.

— Elle était sa secrétaire personnelle à l’ESMA. Ils avaient fricoté ensemble. La fille devait lui tirer les vers du nez sur l’oreiller. Ou ils ont eu une vraie histoire, je ne sais pas... Bref, quand Palin a vu notre liste confidentielle des accouchements, portant les noms des prisonnières, il a repéré celui de la fille. Il ignorait qu’elle était enceinte. Il a fait ses comptes et a compris qu’il était le père du gamin.

— Cela aurait pu être aussi un autre amant. Un gauchiste. Un Montonero.

— C’est ce que je lui ai dit, mais Palin n’en démordait pas. La suite lui a donné raison.

— Dans quel sens ?

— Le môme, en grandissant, lui ressemblait de plus en plus.

— Physiquement ?

— Physiquement, oui. Et mentalement. Le même boucher sanguinaire, en plus petit. En plus sauvage...

Jeanne regarda Féraud. Ce fait incroyable expliquait à la fois le début de l’histoire et sa fin. L’obstination de Palin à récupérer Joachim. Le fait qu’il le présente aujourd’hui, dans le cabinet du psychiatre, comme son véritable fils.

— Que s’est-il passé ensuite ? Je veux dire, après le Guatemala ?

— Je ne sais pas au juste. Palin est allé chercher Joachim, à Atitlán. Le jésuite avait perdu les pédales. Il s’était suicidé. Je n’ai jamais revu aucun des trois. Après la guerre des Malouines, Palin a complètement disparu.

Pellegrini regarda sa montre. Il plaça ses poings sur ses hanches et considéra ses deux interlocuteurs, sourcils froncés.

— Je commence à trouver vos questions vraiment bizarres... Elle avait sa réponse tout prête :

— Dans notre livre, Joachim, le fils de Palin, représente un cas de justice à part.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est devenu un assassin lui-même. En France.

Le Puma ne marqua ni émoi ni étonnement face à la nouvelle. Il attrapa sur la table une bouteille d’un alcool fort et s’en servit une rasade. Jeanne eut l’impression qu’on jetait de l’essence au fond de la chaudière brûlante.

— Putains de bébés..., grogna-t-il après avoir bu cul sec. Il aurait fallu tous les tuer.

69

— SENORA CONSTANZA ? Me llamo Jeanne Korowa.

Le temps de rentrer à l’hôtel et de suggérer à Féraud de faire une sieste pour se remettre de ses émotions, Jeanne s’était enfermée dans sa chambre. Elle voulait creuser l’autre versant de l’enquête. Le crâne. Le peuple primitif. Jorge De Almeida... Elle avait renoncé à évoquer la forêt des Mânes et son peuple mystérieux avec Pellegrini — d’instinct, elle sentait qu’il ne savait rien de ce côté-là.