— Mais tu ne trouves pas ça complètement dingue, toi ? Si… Et s’il ne te paie pas, finalement ? En plus, on ne connaît même pas l’adresse ! Il faut un médecin à proximité ! Si Clara tombait malade !
— Tu sais, Doffre est infirme, il est âgé, sa compagne doit l’être tout autant, ils auront sûrement pensé au médecin. Quant à l’argent… Il dit dans la lettre qu’il me remettra des bons au porteur. Un par jour. J’ignore à quoi ça ressemble, je vais me renseigner sur internet.
Internet… Le modem trafiqué… L’estomac de Cathy se tordit.
— N’y songe pas trop. J’ai essayé de me connecter, impossible.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu as l’air bizarre.
— J’ai un peu mal au ventre, je sais pas… Le froid, l’humidité, le contact des bêtes, à la SPA…
David désigna une tablette vide de Lexomil.
— Tu devrais éviter ces saletés.
Elle se leva et partit s’allonger sur le canapé.
— Tu peux coucher Clara ? Je commence à avoir la migraine.
David lui palpa le front.
— Tu n’as pas l’air d’avoir de fièvre. Repose-toi, j’emmène la puce en haut. Je jetterai un œil au modem, il est peut-être HS. Tu as essayé avec le modem interne ?
— Quoi ?
— Il y a un modem intégré à l’ordi. Il est moins rapide, mais il fonctionne.
David se dirigea vers le parc.
— Allez Clara, donne-moi la main.
Cathy se redressa et lui demanda :
— Tu veux pas me lire la fin de la lettre ? J’arrête pas de penser à ton histoire… Tu as peut-être raison… Fuir loin d’ici, quelques semaines… Tente et fringues mouillées.
— Et épaules qui pèlent !
Elle laissa éclore un sourire sur ses lèvres.
— On s’est un peu ratés, ces derniers jours, non ?
David acquiesça. Il lui posa un baiser sur la joue.
— Et puis c’est une chance qui n’arrive qu’une fois, ajouta-t- elle. Tu… On ne peut pas rater ça. Ça fait si longtemps qu’on n’est pas allés en vacances.
— Presque trois ans… Attends, je te lis la suite. Bon, je te passe le baratin sur les titres au porteur et sur le fait qu’il se charge de toute la logistique, y compris, je cite, « des instruments pour écrire le livre ». Bref, il va me filer la grosse artillerie, portable, imprimante, scanner… OK… Voilà le passage intéressant, le roman à venir : « Vous vous arrangerez pour rédiger dix pages par jour que vous me remettrez le lendemain avant midi. Libre à vous d’organiser vos horaires, tant que le contrat est rempli. »
— Attends, là ! Dix pages ? Tu en écris deux d’affilée, au meilleur de ta forme !
— Ouais mais après dix heures de boulot, et complètement crevé. Dix pages, à plein régime, c’est jouable ! Il faut le prendre comme un défi. Je continue, écoute bien : « Vos connaissances en criminologie, entomologie, sciences forensiques, ainsi que votre goût pour le mystère vous seront utiles. Car vous allez ramener à la vie, et transposer dans notre époque un être dont le seul nom fait encore trembler les lèvres de ceux qui en parlent. Le Bourreau 125… »
Cathy rabattit ses genoux contre son torse.
— Le Bourreau 125 ? C’était pas…
— Chut ! Attends, attends ! « Je ne vous ferai pas l’affront de vous le présenter, car, si je ne m’abuse, vous en connaissez un rayon en matière de tueurs en série, même si celui-là n’est pas de votre temps, mais plutôt du mien. Ressuscitez-le, faites qu’il ne se soit pas suicidé, laissez-le s’exprimer de sa lame la plus violente et, surtout, confrontez-le à un digne adversaire. Le meilleur des flics. Un type sans croyances, sans interdits, un chien de rue de la pire race, un prédateur. Je le veux ténébreux, secret, et néanmoins terriblement séduisant, à votre image, à la mienne, il y a si longtemps… Pour le reste, bien évidemment, je fais confiance à votre imagination.
Donnez-moi le meilleur de votre plume. Notre paradis, fait d’arbres et de silence, vous inspirera, je n’en doute pas. Bien à vous, dans l’impatience de vous revoir, et surtout de vous lire. Arthur Doffre. »
David replia la feuille et la reposa délicatement sur la table.
— Alors, qu’en penses-tu ? Le flic Arthur Doffre, confronté a…
— Stop ! Je trouve le sujet affreusement glauque. Drôle de thème pour un type qui souhaite remarcher. Pourquoi pas une histoire d’amour, ou un roman d’aventures ? Il y a tellement de possibilités ! Pourquoi sortir de sa tombe cet être… abominable ?
— J’en sais rien, Doffre a peut-être toujours rêvé d’être flic. En tout cas, il a vu sacrément juste. Le Bourreau 125, c’est un thème que j’adorerais traiter. J’ai lu un tas de trucs sur lui. C’est l’occasion où jamais !
— Super thème ! Franchement, il n’y a rien de plus gai ?
David leva les yeux au plafond.
— Je vais taper « Arthur Doffre » sur internet ! Verdict dans deux minutes.
Il s’élança dans l’escalier, et cette fois, ce fut Cathy qui lui emboîta le pas, laissant Clara seule dans son parc.
— Excuse-moi d’insister, mais pourquoi cet endroit si isolé ? Pourquoi pas en France ? Nous aussi, on a des forêts !
— Les bons écrivains ont besoin d’un environnement de mystère, et Doffre en est conscient, plaisanta David en paramétrant son modem de secours. Cette ambiance me paraît idéale. Imagine les randonnées, les paysages… Vacances, vacances !
Quant au vieil homme, attends de le rencontrer. C’est quelqu’un d’étonnant !
Le bruit de la connexion. Clic sur la messagerie, par réflexe. Une petite enveloppe… L’arrivée de messages.
— Ça y est, ça marche. Qu’est-ce que c’est long !
La jeune femme crut qu’elle allait s’évanouir. Tout pouvait s’écrouler. Là, maintenant.
— Rien de Miss Hyde, s’étonna David.
Il garda un instant le silence.
— Bon, tant mieux… Et maintenant, Doffre.
Cathy se recula légèrement et souffla sans bruit. La menace Miss Hyde, plus lourde que jamais… Tout compte fait, s’ils pouvaient s’envoler là, tout de suite !
— Tiens, c’est bizarre, il n’y a rien sur lui.
David fronça les sourcils. Un riche anonyme ? Pourquoi pas, après tout ? Avec son handicap, Doffre devait sûrement fuir la publicité.
Recroquevillé devant son écran, il s’enfonça dans les méandres d’internet. Bons au porteur… Forêt-Noire… Bourreau 125…
Cathy redescendit chercher Clara pour aller la coucher.
— Toi aussi, tu cherches après ton papa, ma puce, chuchota-t-elle à sa fille. Tu vois, il n’est plus avec nous…
Avec ses recherches, son mari resterait plaqué à son ordinateur ce soir, jusque tard dans la nuit. Tant mieux. Inutile de trouver des excuses pour ne pas faire l’amour.
7.
Du bout des doigts, Arthur Doffre poussa la porte de sa chambre, un large sourire creusant plus encore les sillons entrecroisés sous ses yeux noirs. Dans trois heures environ, les Miller – l’homme, la femme, l’enfant – allaient le rejoindre ici, en pleine Forêt-Noire. Il se dirigea vers la fenêtre. Dehors, la neige s’était remise à tomber. Bientôt, les chemins, les routes s’effaceraient. Le chalet se rétracterait alors en un minuscule îlot, coupé du monde, perdu dans l’infini des arbres.
Il actionna la manette plantée dans le manche gauche de son fauteuil roulant, le petit moteur propulsa la tête chauve à travers un long couloir en direction du salon.
Au centre de cette large pièce aux tons tièdes, ambrés, la curiosité de l’endroit : un tronc noueux, couvert de rainures et de coulées de sève durcies, transperçant la charpente comme pour répondre à un besoin irrépressible de puissance et de liberté. Le chalet, soigneusement isolé du froid et de l’humidité, avait été bâti autour d’un chêne rouge, tricentenaire.