— Bonjour, dit-elle. Votre mari est réveillé.
— Pouvons-nous le voir ?
— Bien sûr. Suivez-moi, s’il vous plaît.
Ils s’engagèrent dans le couloir, s’efforçant de calquer leurs pas sur ceux de l’infirmière. Tomás accéléra un peu et réussit à marcher à côté d’elle.
— Comment va-t-il ?
— Il vient de se réveiller. Il est conscient.
— Oui, mais je voudrais savoir comment il se sent…
L’infirmière le regarda furtivement.
— Disons… qu’il n’est pas très bien. Mais il n’a pas de douleurs.
— C’est déjà ça.
Berta fit encore quelques pas rapides puis elle regarda à nouveau Tomás.
— Écoutez, il est très faible et fatigué, dit-elle, d’une voix plus détendue. Il ne faut pas que vous en abusiez, vous comprenez ?
— Oui.
— Il semble être entré dans une phase d’acceptation.
— D’acceptation ?
— Oui, d’acceptation de la mort. En général, seuls les patients les plus âgés atteignent cette phase lorsqu’ils se trouvent au stade terminal. Les plus jeunes ont beaucoup de difficultés à accepter la mort, c’est une chose terrible. Alors que les plus vieux, quand il s’agit de personnes émotionnellement mûres et qui ont la sensation que leur vie a eu un sens, semblent mieux accepter les choses.
— Vous voulez dire que mon père a déjà accepté l’idée de mourir ?
— Oui, même s’il continue de s’accrocher à la vie, bien sûr. Il n’est pas dans la nature humaine d’accepter tranquillement la mort. Il garde l’espoir que quelque chose se produise, quelque chose qui améliorerait son état et lui permettrait de vivre. Mais, d’un autre côté, c’est quelqu’un qui pense avoir accompli sa mission, sa vie a eu un sens, et ça l’aide à affronter la situation. De plus, il est conscient que chaque chose ne dure qu’un temps et il accepte le fait que le sien tire à sa fin.
— Rien n’est éternel, tout est transitoire.
— Exact. Mais c’est plus facile à dire quand on est en bonne santé que de le ressentir quand on est malade. Lorsqu’on se porte bien, on peut tout dire, même les pires horreurs. Mais il faut être là où il se trouve, au seuil même de la mort, pour comprendre vraiment ces choses.
— J’imagine.
— Non, vous n’imaginez pas, dit-elle en souriant froidement. Mais un jour, quand vous en serez là aussi, dans bien des années, quand la mort cessera d’être une abstraction pour devenir une réalité tangible, ce jour-là, vous comprendrez.
Un léger brouhaha résonnait dans l’infirmerie. Ils longèrent le couloir en silence, s’efforçant de respecter l’intimité des patients, et atteignirent la zone des chambres individuelles. Berta les conduisit jusqu’à une porte et, sans rien dire, l’ouvrit doucement, faisant signe aux deux visiteurs d’entrer. Tomás laissa d’abord passer sa mère et lui emboîta le pas, presque sans respirer.
En voyant son père, il eut envie de pleurer.
Manuel Noronha était méconnaissable. Il était très maigre, les joues creuses, la peau ridée, extrêmement pâle ; ses cheveux blancs traînaient sur l’oreiller et ses yeux étaient ternes, même s’ils avaient brillé un instant lorsqu’il avait reconnu sa femme et son fils.
Son épouse l’embrassa et lui sourit, un sourire si confiant que Tomás ne put s’empêcher d’admirer la force intérieure de sa mère. Il l’avait vue abattue hors de cette chambre, mais à présent devant son mari, elle respirait l’assurance et la tranquillité. Elle lui posa quelques questions sur son état et ses besoins, auxquelles il répondit d’une voix faible. Puis, avec la dextérité d’un Père Noël d’hôpital, elle ouvrit un panier en osier, qu’elle portait discrètement sous son châle, et en sortit un fromage rond, dont l’aspect donnait l’eau à la bouche, et un pain de campagne aux amandes. Tomás reconnut les péchés mignons de son père. Madame Noronha commença à nourrir son mari avec une tendresse protectrice, en lui murmurant des paroles affectueuses.
La collation du professeur terminée, sa femme lui essuya la bouche, lissa ses cheveux, tira ses couvertures et rajusta le col de son pyjama, avec des gestes toujours maternels, comme une mère bordant un nouveau-né. En les voyant ainsi, son père allongé et démuni, sa mère penchée sur lui en train de s’en occuper, Tomás comprit le lien invisible que les unissait.
Ils avaient vécu ensemble durant cinquante ans, partageant le meilleur et le pire ; il était douloureusement évident qu’ils passaient maintenant leurs derniers moments de couple, leurs chemins allaient bientôt se séparer comme l’horizon divise le ciel de la terre. Ils partageaient un amour mature, fait ni de passion ni de froideur, mais de tendre affection, de sentiments partagés au fil d’une relation profonde. Elle était l’arbre et lui la feuille ; ils étaient la lumière et la couleur, la terre et le ciel, l’étang et le nénuphar, la mer et le sable. Le fils ne pouvait les imaginer séparés, et pourtant, l’inimaginable allait arriver.
Les sentant enfin apaisés, Tomás s’approcha du lit, prit la main frêle de son père et s’efforça de sourire.
— Te voilà dans de beaux draps…
Le vieillard esquissa un léger sourire.
— Me voilà comme un bébé.
— Pourquoi un bébé ?
Son père fit un geste lent, désignant son lit.
— Tu ne vois pas ? Je ne peux plus rien faire.
— Ne dis pas de bêtises.
— On me donne à manger. On m’habille. On me torche.
— C’est temporaire. Quand tu iras mieux, tu pourras à nouveau te débrouiller seul.
Son père fit un geste d’impuissance.
— Quand j’irai mieux ? Mais je ne vais plus aller mieux…
— Mais si, bien sûr que si.
— Je suis comme un bébé, répéta-t-il, d’une voix toujours très faible, à peine articulée. Je dors même comme un bébé.
— C’est pour retrouver des forces.
— Je ne fais que dormir. C’est comme si j’étais retombé en enfance. Une enfance à l’envers.
— Alors, il ne faut pas que tu oublies de prendre ton biberon, plaisanta Tomás.
Le vieux mathématicien sourit légèrement. Mais aussitôt après, ses yeux prirent une expression interrogative.
— À quoi ressemble la mort ?
— Manuel, ne parle pas de ça, voyons ! coupa immédiatement sa femme, sur un ton réprobateur. Qu’est-ce qui te prend ?
— Sérieusement. Je m’interroge sur ce qui m’attend.
— Allons, change de sujet de conversation. À t’entendre, on dirait que… que…
— Ma petite Graça, laisse-moi en parler, je t’en prie. C’est important pour moi, tu comprends ?
Sa femme prit un air résigné et Manuel Noronha regarda son fils.
— Ces derniers mois, j’ai eu beaucoup de mal à m’endormir, murmura le vieux professeur, sa voix réduite à un filet. Je me retournais dans mon lit en pensant à ce que pouvait être la mort, à ce que pouvait être la non-existence. Une chose horrible. Et nous y passons tous… Il fit une pause, le regard perdu au plafond. Tôt ou tard, tel est notre destin.
— Rien n’est plus vrai, hélas, observa Tomás.
— C’est pourquoi je me demande ce qu’est la mort. Il respira profondément. Est-ce semblable à la non-existence avant la naissance ? La vie commence-t-elle avec le Big Bang et s’achève-t-elle avec le Big Crunch ? Il serra les lèvres. Nous naissons, grandissons, atteignons l’apogée, déclinons et mourons. Il fixa son fils avec intensité. Est-ce seulement cela ? La vie ne se résume-t-elle qu’à cela ?
— Tu penses beaucoup à la mort ?