Le vieillard courba les lèvres.
— J’y pense un peu, oui. Qui, dans mon état, n’y penserait pas ? Mais, plus qu’à la mort peut-être, je pense à la vie.
— Dans quel sens ?
— Parfois, je pense que la vie n’a aucune valeur, que c’est une chose insignifiante. Je vais mourir et l’humanité ne sentira pas la différence. L’humanité va mourir et l’univers ne sentira pas la différence. L’univers va mourir et l’éternité ne sentira pas la différence. Nous ne sommes que des ombres, de vaines poussières se perdant dans le temps. Il pencha la tête. Mais, d’autres fois, je pense que nous naissons tous avec une mission, que nous jouons tous un rôle, que nous faisons tous partie d’un système. Cela peut être un rôle minuscule, une mission dérisoire, cela peut même nous paraître une vie perdue, mais, après tout, qui peut savoir si une chose aussi infime n’est pas une part essentielle dans la conception du grand gâteau cosmique ? Il haleta, fatigué. Nous sommes de minuscules papillons dont le fragile battement d’ailes a peut-être l’étrange pouvoir de générer de lointaines tempêtes dans l’univers.
Tomás considéra un instant ces paroles. Puis il allongea son bras et serra la main froide de son père.
— Crois-tu qu’un jour nous pourrons élucider le mystère de tout ?
— De tout, quoi ?
— De la vie, de l’existence, de l’univers, de Dieu. De tout.
Manuel soupira, le visage marqué par la fatigue, les paupières lourdes.
— Augusto avait une réponse à cette question.
— Quel Augusto ? Le professeur Siza ?
— Oui.
— Et quelle était sa réponse ?
— C’était un aphorisme de Lao Tseu. Il fit une pause, pour retrouver son souffle. C’est un ami tibétain qui le lui a appris, voilà très longtemps. Il fit un effort pour se concentrer. Voyons voir…
L’infirmière Berta entra dans la chambre.
— C’est fini, dit-elle, en agitant les bras. Arrêtez vos bavardages. Il faut maintenant laisser votre père se reposer.
— Un moment, demanda Tomás. Quel est cet aphorisme ?
Son père s’éclaircit la voix, plissa les yeux et se rappela.
— « À la fin du silence se trouve la réponse. À la fin de nos jours se trouve la mort. À la fin de notre vie, un nouveau commencement. »
Le portable de l’historien sonna au moment où il sortait de l’hôpital, suivi de sa mère qui essuyait des larmes intarissables.
— Bonjour, Tomás, salua la voix à l’autre bout de la ligne.
C’était Greg.
— Alors ? dit Tomás, sans saluer l’Américain. Avez-vous fini de tabasser Ariana ? Vous a-t-elle dit ce que vous vouliez savoir ?
— Allons, Tomás. Ne réagissez pas ainsi.
— Vous avez fait ça à coups de gifles ou d’électrochocs ?
— Tomás, vous n’y êtes pas du tout. Nous ne sommes pas des sauvages.
— Ah, non ? Alors qu’avez-vous fait dans les prisons iraquiennes ?
— C’était… différent.
— Et à Guantanamo ?
— C’était différent.
— Différent en quoi ? demanda-t-il, la voix chargée de ressentiment. Les uns sont iraquiens, les autres afghans, elle iranienne. Tout ça n’est pas la même chose pour vous ?
— Allons, ne réagissez pas comme ça…
— Je ne réagis pas comme ça. C’est vous qui réagissez comme ça.
— Vous êtes injuste.
— Ah, oui ? Alors que fait Ariana dans votre ambassade ?
— Écoutez, nous devions l’interroger, se justifia Greg. Ne comprenez-vous pas combien c’est important ? Elle est liée au projet nucléaire iranien et, qu’on le veuille ou non, elle détient de précieuses informations. Nous ne pouvions pas laisser passer cette occasion. Après tout, la sécurité nationale est en cause ! Il est évident que nous devions l’interroger.
— L’interrogatoire a-t-il laissé des marques sur son corps ?
— C’était un interrogatoire civilisé, soyez tranquille.
— Civilisé ? Ça dépend de votre critère…
— Vous ne me croyez pas ? Eh bien, je peux vous assurer qu’elle ne nous a rien dit que nous ne savions déjà.
— Bien fait.
— Les gens de Langley sont très en colère contre elle.
— Tant mieux, je suis bien content de l’apprendre.
Greg émit un claquement de langue agacé.
— Écoutez, Tomás, ceci n’est pas un jeu, vous entendez ? Je viens de recevoir des ordres de Langley la concernant et c’est pour ça que je vous appelle.
— Des ordres ? Quels ordres ?
— Ils nous ordonne de la rapatrier.
— Quoi ?
— Langley dit que, puisqu’elle refuse de coopérer, il vaut mieux la renvoyer chez les Iraniens.
— Vous êtes fous ?
— Pardon ?
— Vous ne pouvez pas faire ça, vous entendez ?
— Ah, non ? Pourquoi ?
— Parce que… ils vont la tuer.
— Les Iraniens vont la tuer ?
— Bien sûr. Oubliez-vous qu’elle m’a aidé ?
— En quoi cela nous concerne-t-il ?
— Ils pensent à présent qu’elle est du côté de la CIA. Ces gens sont paranoïaques, qu’est-ce que vous croyez ?
— Je vous répète ma question. En quoi cela nous concerne-t-il ?
— Mais si vous la renvoyez là-bas, vous l’envoyez à la mort.
— Et après ? Nous ne lui devons rien. Après tout, elle ne nous a pas aidés. Pourquoi devrions-nous nous soucier de ce qui se passe entre elle et le régime qu’elle cherche stupidement à protéger ?
— Elle ne cherche à protéger aucun régime. Elle cherche seulement à ne pas trahir son pays. Rien n’est plus normal, vous ne trouvez pas ?
— Très bien. Alors, il est également normal que nous la rapatrions, puisqu’elle refuse de nous aider. Vous ne pensez pas ?
— Non, je ne pense pas ! vociféra Tomás, élevant la voix pour la première fois. Je pense que c’est un crime. Si vous faites ça, vous ne serez que des bandits. Des gangsters de la pire espèce.
— Allons, Tomás. Arrêtez d’exagérer.
— Moi ? J’exagère ? N’oubliez pas que vous vous étiez engagés à la protéger des Iraniens et quel est le résultat ? Non seulement vous l’avez séquestrée à notre arrivée à Lisbonne, mais vous voulez maintenant la renvoyer chez ces mêmes Iraniens dont vous étiez censés la mettre à l’abri. Comment appelez-vous ce genre de saloperie ?
— Écoutez, Tomás. Nous nous sommes engagés à la protéger en échange du secret caché dans le manuscrit d’Einstein. Vous ne nous avez pas révélé ce secret, que je sache ?
— Mais je vous en ai révélé l’essentiel.
— Alors, quelle est la formule de Dieu ?
— C’est la seule chose que je n’ai pas encore élucidée. Mais je vous ai déjà dit que j’étais sur le point de le faire.
— Ce ne sont là que des paroles. Le fait est que vous ne nous avez rien révélé et que le temps qui vous était imparti touche à sa fin.
— Donnez-moi encore quelques jours.
Il y eut un bref silence embarrassé.
— C’est impossible, dit enfin Greg. Un avion de la CIA va partir cette nuit de la base aérienne de Kelly, au Texas, à destination de Lisbonne. Il arrivera demain à l’aube. À 8 heures, il s’envolera vers Islamabad, au Pakistan, où votre amie sera livrée aux Iraniens.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! rugit Tomás, hors de lui.
— Tomás, ce n’est pas moi qui ai pris cette décision. C’est un ordre de Langley et il est déjà en voie d’exécution. J’ai ici un message qui indique que les instructions ont été envoyées au Joint Command and Control Warface Center, à Kelly AFB.