— C’est un crime.
— C’est de la politique, rétorqua Greg sur un ton calme. Écoutez-moi bien, Tomás, car il y a encore un moyen d’arrêter ça. Vous avez jusqu’à demain matin huit heures pour me remettre le secret du manuscrit. Si vous ne me donnez pas le secret dans ce délai, je ne pourrai pas arrêter le rapatriement de votre amie. Vous avez compris ?
— Demain, à huit heures du matin ? Mais comment voulez-vous que j’élucide tout en si peu de temps ? C’est impossible !
— C’est vous le professionnel.
— Écoutez, Greg, il faut me laisser plus de temps.
— Vous n’avez toujours pas compris, Tomás. Cette décision n’est pas la mienne. Elle a été prise à Langley et elle est irréversible. Je ne fais que vous informer du moyen de stopper le processus, rien d’autre. Si vous nous révélez le secret, nous serons automatiquement dans l’obligation de respecter les termes de l’accord que nous avons passé au téléphone quand vous étiez à Lhassa. Tant que vous n’aurez pas rempli intégralement votre part du contrat, nous estimerons que nous ne sommes pas obligés de remplir intégralement la nôtre.
— Vous ne pouvez pas faire ça.
— Tomás, il est inutile de discuter avec moi. Cela ne changera rien car ça n’est pas moi qui décide.
— Mais vous pourriez convaincre vos supérieurs à Langley de me donner plus de temps.
— Tomás…
— Il est déjà 17 heures et il ne me reste que quinze heures.
— Tomás…
— C’est trop peu pour que je puisse tout élucider.
— Bon sang, Tomás ! cria Greg, dont la patience était à bout. Vous êtes bouché ou quoi ?
Tomás resta figé au téléphone, surpris par la soudaine colère de l’Américain.
— Je viens de vous dire que tout ça n’était pas de mon ressort ! hurla l’Américain, s’emportant pour la première fois. Ce n’est pas moi qui prends les décisions. Rien ne dépend de moi. Rien. Il n’y a qu’une seule chose qui puisse arrêter le rapatriement de votre amie. Une seule et rien qu’une. Déchiffrer ce fichu secret. Le cryptologue resta silencieux. Vous avez jusqu’à demain, 8 heures.
Et Greg Sullivan raccrocha.
XXXVII
Le Pátio das Escolas était calme à cette heure tardive du jour, on voyait seulement un groupe d’étudiants qui montait le large escalier menant à la rue Latina et deux fonctionnaires qui bavardaient au pied de l’élégant beffroi. Après avoir franchi la vieille porte Férrea, Tomás ralentit et, malgré l’angoisse, il ne put s’empêcher d’admirer ce mélange de façades à la fois sobres et exubérantes, où se concentraient plus de sept cents ans d’enseignement. À l’origine, c’était le palais royal, lieu où naquirent et vécurent de nombreux rois de la première dynastie, mais, depuis des siècles, l’endroit était devenu le cœur de l’académie où son père enseignait, l’université de Coimbra.
L’ensemble était disposé en U, autour d’une cour recouverte de gravillons. Tomás la traversa et se dirigea vers le bâtiment du fond, s’arrêtant devant la magnifique entrée ; la porte était insérée dans un spectaculaire arc de triomphe, au sommet couronné des armes du Portugal. Ce bloc rectangulaire était l’une des plus belles bibliothèques du monde. La bibliothèque Joanina.
En pénétrant dans ce monument trois fois séculaire, le cryptologue sentit s’exhaler des murs richement décorés l’odeur du cuir qui reliait les manuscrits, mêlée au relent douçâtre du vieux papier. Devant lui se profilaient trois salles, séparées par des arcades ornées dans le même style imposant que le portail de l’entrée. La bibliothèque sommeillait sous une lumière tamisée, où régnait l’ombre et le silence. Tout l’intérieur du bâtiment était recouvert d’étagères, on voyait des rangées de livres sur deux niveaux ; les plafonds peints s’alliaient harmonieusement aux teintes rouge et or de la décoration, ici le baroque atteignait incontestablement toute sa splendeur.
— Professeur Noronha.
Tomás regarda vers la gauche, d’où provenait la voix, et vit Luís Rocha surgir d’un recoin et s’avancer vers lui, un sourire aux lèvres. Il fit un effort pour y répondre, mais ses lèvres se courbèrent et son regard resta triste et terne, chargé d’inquiétude.
— Comment allez-vous, professeur Rocha ? salua Tomás, en allongeant son bras.
Ils se serrèrent la main.
— Bienvenue dans mon refuge favori, s’exclama Luís. Il balaya d’un geste toute la bibliothèque, y compris les innombrables œuvres somptueusement reliées sur les rayons. Cent mille livres nous entourent.
— Ah, très bien, dit l’historien d’un air absent, incapable d’apprécier quoi que ce soit. D’abord, je vous remercie d’avoir accepté de me rencontrer aussi vite.
— Allons, vous n’avez pas à me remercier, répondit le physicien avec un geste décontracté. Mais quelle est donc cette histoire de vie ou de mort dont vous m’avez parlé au téléphone ? J’avoue que vous m’avez semblé très inquiet…
Tomás soupira.
— Ne m’en parlez pas, murmura-t-il, en roulant des yeux. Il n’y a que vous qui puissiez m’aider…
Luís Rocha eut l’air intrigué.
— Eh bien ? Que se passe-t-il ?
— Écoutez, je suis impliqué dans une sombre affaire qui a commencé ici, à Coimbra, voilà quelques mois et qui, d’une certaine manière, vous concerne également.
— Vous êtes sûr ?
— Oui, oui, affirma Tomás. C’est une longue histoire, qui nous ferait perdre du temps si je vous la racontais maintenant. L’important, c’est que tout a commencé par un incident dont vous avez été témoin.
— Moi ?
— La disparition du professeur Siza.
En entendant le nom de son maître, le jeune physicien sembla tressaillir.
— Ah ! s’exclama-t-il, hésitant. Je comprends. Il hocha la tête et prit soudain un air grave. Suivez-moi.
Luís entraîna Tomás dans la deuxième salle et le conduisit jusqu’à une immense table en bois sombre installée dans un coin. Peu de gens fréquentaient la bibliothèque à cette heure-là, si bien que les deux professeurs se sentirent à l’aise ; seuls deux visiteurs admiraient les rayons de la troisième salle, tandis qu’un fonctionnaire époussetait le dos des livres au premier étage de la deuxième salle.
Luís s’installa sur son siège et croisa les jambes.
— Alors, dites-moi, professeur. Que se passe-t-il ?
— Je viens de rentrer du Tibet, où j’ai rencontré un moine bouddhiste nommé Tenzing Thubten. Il leva un sourcil, inquisiteur. Vous connaissez ce nom, je présume…
Le physicien chercha à feindre, mais fut très vite trahi. Il était évident qu’il connaissait Tenzing.
— Eh bien… oui, bredouilla-t-il, en réalisant qu’il était tombé dans le piège. Et alors ?
Tomás se redressa sur sa chaise.
— Écoutez, professeur Rocha, le mieux serait peut-être de ne plus tourner autour du pot, dit-il, en baissant la voix et en parlant très vite. J’ai été contacté il y a quelque temps pour déchiffrer un texte énigmatique signé de la main d’Albert Einstein. Le texte s’intitule La Formule de Dieu et, comme vous devez très bien le savoir, il était en la possession du professeur Siza et a été dérobé au moment où le professeur a disparu. Ce que vous ignorez sans doute, c’est que j’ai fini par le localiser à Téhéran.
Luís écarquilla les yeux.
— À Téhéran ?
— Oui.
— Mais… Comment ?
— Peu importe. Ce qui compte, c’est de l’avoir retrouvé.