Manuel le regarda d’un air soupçonneux, sentant le changement de son état d’esprit.
— Qu’y a-t-il ? J’ai dit quelque chose d’extraordinaire ?
— Non, non. Tout va bien.
Son père était trop fatigué pour insister. Il respira profondément et jeta un regard vers la porte.
— Où est ta mère ?
— Elle est en route. Elle ne devrait plus tarder.
— Occupe-toi bien d’elle, tu entends ?
— Bien sûr. Ne t’en fais pas.
— Si un jour tu dois la mettre dans une maison de retraite, choisis la meilleure.
— Je t’en prie, papa, ne parlons pas de ça…
— Laisse-moi parler.
— D’accord.
— Prends bien soin de ta mère. Il toussa. Aide-là à vivre dignement jusqu’à la fin de ses jours.
— Ne t’inquiète pas.
Manuel s’arrêta pour retrouver son souffle. On entendait sa respiration haletante.
— Il y a une certaine paix dans l’idée de la mort, chuchota-t-il. Mais, pour y arriver, nous devons faire la paix avec la vie. Tu comprends ? Il nous faut pardonner aux autres. Et pour y parvenir, il nous faut d’abord nous pardonner à nous-mêmes. Pardonne à toi-même et tu pardonneras aux autres. Nous avons peur de la mort parce que nous pensons ne pas faire partie de la nature, nous croyons que nous sommes une chose et que l’univers en est une autre. Mais tout meurt dans la nature. D’une certaine façon, nous sommes un univers, et c’est pourquoi nous mourons également. Sa main chercha celle de son fils et leurs doigts s’entrecroisèrent. Je voudrais te révéler un secret. Tu veux l’entendre ?
— Oui.
— L’univers est cyclique.
— C’est-à-dire ?
— Augusto m’a dit que les hindous croyaient que tout dans l’univers était cyclique, jusqu’à l’univers lui-même. L’univers naît, vit, meurt, entre dans la non-existence puis renaît, dans un cycle infini, dans un éternel retour. Tout est cyclique. Ils l’appellent le jour et la nuit de Brahman. Il écarquilla les yeux. Tu sais quoi ?
— Dis-moi.
Son père sourit.
— Les hindous ont raison.
Ils entendirent la porte s’ouvrir et Tomás vit sa mère entrer. Madame Noronha avait un sourire confiant, comme s’il ne s’agissait que d’une visite de plus, une nouvelle rencontre avec son mari convalescent ; mais le fils savait que ce n’était qu’une façade, que ce sourire cachait les larmes, que cette confiance masquait un profond désespoir.
Tomás réalisa alors que c’était là la dernière rencontre entre ses parents, le moment où ils allaient s’aimer pour la dernière fois, il leur restait peu de temps pour se dire adieu avant de suivre des chemins différents. Il n’y a pas de séparation plus douloureuse que celle qui l’est pour toujours. Sans plus pouvoir retenir l’émotion qui lui nouait la gorge, il se jeta sur son père et l’embrassa fort, en laissant enfin jaillir ses larmes. Il ne le reverrait plus.
Avant l’éternité.
XLIII
Le grondement lointain de l’orage annonçait la lente approche de la pluie. Tomás regarda vers le ciel et contempla les épais stratus qui s’amoncelaient, si vastes qu’ils semblaient former une chape, un immense plafond opaque qui glissait au ras du sol et jetait sur toute la région une triste pénombre.
Le ciel était au bord des larmes.
« Pater noster, qui es in caelis,
Sanctificetur nomen tuum,
Adveniat regnum tuun,
Fiat voluntas tua
Sicut in caelo et in terra. »
Les cyprès, minces et élancés, se balançaient au vent. Tomás pressa sa mère contre lui en entendant le prêtre achever son homélie et entonner le Notre Père en latin, d’une voix grave et profonde. Madame Noronha pleurait doucement, un mouchoir en dentelle sous le nez, tandis que son fils la serrait contre son corps, comme pour lui dire de ne pas s’inquiéter, qu’elle n’avait rien à craindre, qu’il la protègerait.
Le cercueil de son père, dont le bois en noyer verni brillait à la lumière diffuse du matin, était posé sur la terre humide, près de la fosse creusée dans le sol, et une petite foule de parents, d’amis, de connaissances et d’anciens étudiants était réunie en une formation compacte, écoutant en silence les paroles solennelles dans le cimetière de la Conchada.
« Panem nostrum supersubstantialem da nobis hodie ;
Et dimitte nobis debita nostra,
Sicut et nos dimittimus debitoribus nostris ;
Et ne inducas nos in tentationem,
Sed libera nos a malo.
Amen. »
Un murmure s’éleva de la foule, confirmant cet amen final, et le curé bénit le cercueil. Les fossoyeurs se mirent en position, soulevèrent celui-ci et le descendirent lentement dans la fosse. Les pleurs de la mère devinrent convulsifs et Tomás lui-même eut du mal à maîtriser ses émotions. Il vit son père englouti par ce terrible trou sombre et fut alors assailli par l’image de l’homme savant, réservé, enfermé dans son bureau, penché sur les énigmes de l’univers, un grand homme réduit à présent au néant.
Au néant.
On lui avait toujours dit qu’un homme ne devenait un homme qu’à la mort de son père ; mais Tomás ne se sentait pas davantage homme, bien au contraire. En voyant les premières pelletées de terre tomber sur le couvercle, il se sentit petit, un enfant perdu dans le monde hostile, abandonné par son protecteur, privé de l’appui de celui qu’il avait toujours regardé comme on regarde une montagne.
Un cortège de gens vint lui serrer la main. Ils étaient vêtus de noir, le regard lourd, décoiffés par le vent, prononçant des paroles de circonstance, des formules pondérées, des mots d’encouragement. Il connaissait quelques visages, des cousins, des oncles venus de loin, ou des collègues de son père ; mais pour la plupart, il s’agissait d’inconnus venus simplement pour faire leurs adieux au vieux professeur de mathématiques.
À la sortie du cimetière, garée le long du trottoir, il vit une longue limousine noire avec sa plaque d’immatriculation diplomatique. Il jeta un regard circulaire et aperçut des hommes en noir, avec de ridicules lunettes de soleil par ce temps sombre, réunis autour d’un banc de jardin, dans une posture décontractée. Les hommes l’aperçurent et se redressèrent, soit par respect, soit car ils se préparaient à quelque chose. Une mince silhouette bleue se détacha du groupe et attira l’attention de Tomás, comme un aimant. Ariana.
Ils se rapprochèrent lentement et s’embrassèrent. Tomás caressa ses cheveux noirs, sa peau délicate, embrassa sa douce joue et ses lèvres humides, sentant les larmes chaudes couler sur son visage.
— Tu m’as manqué, murmura t-il.
— Toi aussi, rétorqua t-elle dans un souffle. Beaucoup.
— Tu vas bien ?
— Oui, ça va, ça va.
— Ils t’ont bien traitée ?
— Oui. Elle éloigna son visage et le regarda, inquiète.
— Et toi ? Comment te sens-tu ?
— Je vais bien, ne t’inquiète pas.
Tomás sentit du mouvement autour de lui, mais il n’y fit pas attention. À ce moment-là, seule Ariana l’intéressait, Ariana qu’il serrait enfin dans ses bras, et avec qui il partageait ses larmes.