Il montra le résultat.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Greg. ! ro ihey ? Qu’est ce que ça signifie ?
Le cryptologue plissa des yeux et examina le message, intrigué.
— Eh bien… balbutia-t-il, en se mordant la lèvre inférieure. Je ne sais pas… Je ne vois pas ce que ça peut-être.
— Serait-ce une langue étrangère ?
La suggestion fit bondir Tomás.
— Évidemment que c’est ça ! s’exclama t-il. Si c’est un signe dans la Genèse, il faut qu’il soit en hébreu.
— Et vous connaissez l’hébreu ?
— J’ai commencé à l’apprendre, dit-il. Mais je le connais suffisamment pour savoir que l’hébreu se lit de droite à gauche et non de gauche à droite. Il prit son stylo. Attendez, je vais inverser l’ordre des lettres.
Il inversa la suite des lettres.
— Yehi or ! lut Greg. Qu’est-ce que ça veux dire ?
Tomás blêmit.
— Mon Dieu ! Mon Dieu !
— Que se passe-t-il ?
— Yehi or ! Vous ne comprenez pas ? Yehi or !
— Mais qu’est-ce que c’est ?
— See sign Genesis. Yehi or ! Il frappa de son index la phrase notée sur le papier. C’est le signe dans la Genèse. Yehi or !
— Oui, mais que signifie Yehi or ?
Tomás regarda Greg et Ariana, stupéfait, éberlué, digérant l’énormité de ce qu’il venait de découvrir, envahi par une foule d’images, de sons, de mots et de pensées qui, à ce moment-là, chorégraphiés en une soudaine synchronie, comme une sublime mélodie jaillissant de l’orchestre le plus chaotique, se sont emboîtés les uns dans les autres pour extraire des ténèbres la vérité la plus profonde.
Om.
L’Om primordial ayant créé l’univers résonna dans sa mémoire, psalmodié en chœur par les moines tibétains. Et c’est au son pénétrant du mantra fondateur qu’il se souvint de l’éternelle danse de naissance et de mort, de création et de destruction, la divine danse de Shiva. C’est encore avec cette syllabe sacrée qu’il comprit le secret de la Création, l’énigme derrière l’Alpha et au-delà de l’Oméga, l’équation qui fait de l’univers l’univers, le mystérieux dessein de Dieu, le surprenant objectif de la vie, le software inscrit dans le hardware du cosmos. L’endgame de l’existence.
Devant lui, notée au stylo, se détachait la formule qui annihilait la non-existence et qui créait tout.
Tout, y compris le Créateur.
— Tomás, insista l’Américain, impatient, en secouant presque son interlocuteur. Que diable signifie yehi or ?
Le cryptologue les regarda lui et Ariana, il les regarda avec stupeur et émerveillement, il les regarda comme s’il s’était réveillé d’une longue transe. Dans un souffle ténu, presque craintif, il articula enfin l’équation magique, l’énoncé que l’intelligence qui se répandra dans l’univers devra un jour appliquer pour échapper au cataclysme de la fin des temps et pour tout recommencer à nouveau.
La formule de Dieu.
— Que la lumière soit !
Le visage de Greg resta impassible, comme une fenêtre fermée qui masque l’éclat du jour derrière elle.
— Que la lumière soit ? murmura-t-il enfin. Je ne comprends pas…
Tomás se pencha en avant, approchant son visage excité de la face opaque de l’Américain.
— C’est la preuve biblique de l’existence de Dieu. « Que la lumière soit ! »
Son interlocuteur secoua la tête, toujours sans comprendre.
— Excusez-moi, mais ça n’a pas de sens. Comment cette expression peut-elle prouver l’existence de Dieu ?
Le cryptologue soupira, agacé.
— Écoutez, Greg. L’expression en elle-même ne prouve pas l’existence de Dieu. Elle doit être interprétée dans le contexte des découvertes faites dans le domaine de la science. C’est la véritable raison pour laquelle Einstein n’a pas voulu divulguer son manuscrit. Il savait que cet énoncé biblique ne suffisait pas, il fallait une confirmation scientifique. Il se cala dans son siège et écarquilla les yeux, dans une excitation croissante. Cette confirmation existe à présent. Cette confirmation montre que la Bible, aussi incroyable que cela puisse paraître, renferme des vérités scientifiques profondes. C’est dans ce sens que l’expression « Que la lumière soit ! » prouve l’existence de Dieu.
— Excusez-moi, mais je ne vois toujours pas de preuve. Expliquez-moi ça plus clairement.
— Très bien, s’exclama Tomás, en se massant le visage du bout des doigts tandis qu’il remettait de l’ordre dans ses pensées. Il inspira profondément et fixa son interlocuteur. La Bible dit que l’univers a commencé par une explosion de lumière, vous êtes d’accord ? « Dieu dit : que la lumière soit ! Et la lumière fut ».
— Oui.
— Einstein pensait que cet énoncé biblique était vrai. Quelques années après sa mort, la découverte de la radiation cosmique de fond a apporté la preuve que l’hypothèse du Big Bang était correcte. L’univers est bien né d’une sorte d’explosion initiale, ce qui signifie que la bible avait raison : tout a commencé quand la lumière se fit.
— Oui.
— La question est alors de savoir quelle entité a obligé la lumière à se faire.
— Vous voulez parler de Dieu…
— Appelez-la Dieu si vous voulez, peu importe le nom. Ce qui compte est la chose suivante : l’univers a commencé avec le Big Bang et va se terminer avec le Big Freeze ou avec le Big Crunch. Einstein soupçonnait que ce serait le Big Crunch.
— Ce qui est le Big Bang à l’envers.
— Exact, confirma Tomás. Il se pencha à nouveau en avant, très excité. À présent, écoutez bien. La révélation du principe anthropique, associée à la découverte que tout est déterminé depuis le commencement des temps démontre qu’il y a eu une intention de créer l’humanité. Le mystère est de savoir pourquoi. Pour quelle raison avoir créé l’humanité ? Quel est le but ? Pourquoi diable sommes-nous ici ? Pour quelle raison avons-nous été créés ?
— Ce sont là des mystères insondables…
— Peut-être qu’ils ne sont pas aussi insondables que cela.
— Que voulez-vous dire ? Y aurait-il des réponses à ces questions ?
— Bien sûr que oui. Il agita la feuille griffonnée, avec la ligne « Yehi or ! » clairement visible sur le papier. La réponse est inscrite ici dans la formule de Dieu. « Que la lumière soit ! » Einstein a conclu que l’humanité n’était pas l’endgame de l’univers mais un instrument pour atteindre cet endgame.
— Un instrument ? Je ne saisis pas.
— Regardez l’histoire de l’univers. L’énergie génère la matière, la matière génère la vie, la vie génère l’intelligence. Il fit une pause. Et l’intelligence que va-t-elle générer ?
— Je n’en ai aucune idée.
— En identifiant le « Que la lumière soit ! » avec la formule divine, Einstein a été le premier à répondre à cette question.
— Ha, oui ? Et qu’en a-t-il conclu ?
— Dieu.
— Quoi ?
— L’intelligence génère Dieu.
Greg fronça les sourcils et secoua la tête.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre…
— C’est très simple, murmura Tomás. L’humanité a été créée pour développer une intelligence encore plus sophistiquée qu’une intelligence biologique. L’intelligence artificielle. Les ordinateurs. Dans plusieurs centaines d’années, les ordinateurs seront plus intelligents que l’homme et dans quelques millions d’années, ils seront en mesure d’échapper aux changements cosmiques qui provoqueront la fin de la vie biologique. Les êtres vivants basés sur l’atome de carbone ne seront pas viables dans plusieurs millions années, lorsque les conditions cosmiques se modifieront, mais les êtres vivants basés sur d’autres atomes pourront l’être. Ce sont les ordinateurs. Ils vont se répandre aux quatre coins de l’univers et, établis en réseaux dans quelques milliers de millions d’années, ils deviendront une seule identité, omnisciente et omniprésente. Le grand ordinateur universel sera né. Le problème, c’est que sa survie sera menacée par le Big Crunch. Le grand ordinateur universel sera alors placé face à ce problème : comment échapper à la fin de l’univers ? La réponse apparaîtra d’une manière terrible. Il fit une pause. Il n’y a pas d’échappatoire, la fin est inexorable.
— Alors tout sera fini.
Tomás sourit, malicieux.
— Pas exactement. Il existe un moyen pour que le grand ordinateur universel puisse survivre.
Le cryptologue s’arrêta, comme s’il voulait créer un suspens.
— Lequel ? s’enquit l’Américain.
— Le grand ordinateur universel devra contrôler en détail la manière dont le Big Crunch se produira. Il devra tout contrôler selon une formule qui lui permettra de recréer le même univers après le Big Crunch, de sorte que tout puisse à nouveau exister. Tout, y compris lui-même.
— Tout recréer ?
— Oui, le grand ordinateur universel va disparaître avec le Big Crunch, mais, entre-temps, il concevra une formule qui lui permettra de réapparaître dans le nouvel univers. Cette formule impliquera une distribution de l’énergie d’une telle précision qu’elle permettra que réapparaissent dans le nouvel univers la matière, puis la vie et finalement l’intelligence, pour appliquer à nouveau le principe anthropique.
— Et quelle sera cette formule ?
Tomás haussa les épaules.
— Nous l’ignorons, c’est quelque chose de si complexe que seule une super intelligence pourrait la concevoir. Mais la formule existera un jour et sa conception est métaphoriquement inscrite dans la Bible.
— « Que la lumière soit ! » chuchota Greg, les yeux brillants.
— Tout à fait. Tomás sourit. « Que la lumière soit ! » Il inclina la tête. La formule de Dieu.
— Attendez un moment, coupa l’Américain, en levant les mains comme quelqu’un demande une pause. Vous insinuez que Dieu est un ordinateur ?
— Toute intelligence est informatique, répliqua le cryptologue sur un ton condescendant. C’est une chose que m’ont apprise les physiciens et les mathématiciens. Il tapota son doigt sur son front. L’intelligence est informatique. Les êtres humains, par exemple, sont des sortes d’ordinateurs biologiques. Une fourmi est un ordinateur biologique simple, nous sommes plus complexes. C’est la seule différence.
— Cette définition me semble un peu tirée par les cheveux….
Tomás haussa les épaules.
— Si cela vous gêne qu’on l’appelle grand ordinateur universel, nous pouvons aussi l’appeler… Je ne sais pas… intelligence créatrice, grand architecte, entité supérieure, ce que vous voudrez. Peu importe le nom. Ce qui importe, c’est que cette intelligence est le noyau de tout.
— Je vois.
— Einstein a conclu que l’univers existe pour créer l’intelligence qui générera le prochain univers. Tel est le software de l’univers, tel est l’endgame de l’existence. « Que la lumière soit ! » est une métaphore biblique pour la formule de la Création de l’univers, la formule que le grand ordinateur universel devra appliquer quand se produira le Big Crunch, la formule qui provoquera un nouveau Big Bang et qui recréera tout. Tout, y compris Dieu. Le but ultime de l’univers est de recréer Dieu et nous ne sommes que l’instrument de cet acte.
Les yeux de l’Américain se posèrent sur Tomás et Ariana. Il regarda le bout de papier que le cryptologue serrait entre ses doigts et comprit enfin le dernier secret d’Einstein : la révélation de l’existence de Dieu, le but de l’univers, le dessein de l’humanité.
— C’est… incroyable.
Tomás ne répondit pas, il ouvrit la porte de la voiture et regarda dehors. Il ne pleuvait plus ; un vent frais lui caressa le visage, léger et pur. De petites flaques parsemaient le trottoir et la route, transparentes, réfléchissant comme des miroirs le ciel bas, comme si la pluie avait tout lavé. La matinée devenait bleue, sereine et mélancolique. La lumière du soleil se répandait doucement, filtrée par les nuages qui s’éloignaient.
L’historien sortit, donna la main à Ariana pour l’aider à descendre. Les agents de sécurité américains, qui s’étaient réfugiés sous un chêne feuillu, s’approchèrent, encore ruisselants, en interrogeant Greg du regard, comme s’ils attendaient des instructions. L’attaché leur fit un signe silencieux avec la tête, tout allait bien, et les hommes se détendirent.
Avant de s’éloigner, Tomás se retourna vers la portière de la limousine et regarda Greg une dernière fois.
— C’est étrange que depuis si longtemps l’humanité en général ait eu l’intuition de la vérité intrinsèque cachée derrière l’univers, commenta-t-il.
— Que voulez-vous dire ?
— Avant de mourir, mon père m’a raconté que les hindous considèrent que tout est cyclique. L’univers naît, vit, meurt, entre dans la non existence et renaît à nouveau, dans un cycle infini, dans un éternel retour qu’ils appellent la nuit et le jour de Brahman. L’histoire hindoue de la création du monde est celle de l’acte par lequel Dieu devient le monde, lequel devient Dieu.
— Prodigieux.
Tomás sourit.
— En effet. Il respira profondément. Il m’a également cité un intéressant aphorisme de Lao Tseu, un poème taoïste qui renferme le secret de l’univers. Voulez-vous l’entendre ?
— Oui.
Un brusque souffle de vent agita les chênes, doux et violent arrachant des feuilles et ployant les silhouettes sombres qui entouraient la limousine mouillée. À présent, le ciel semblait hurler, d’une manière presque sinistre, comme s’il cherchait à rompre la douceur qui s’était installée après la pluie, comme s’il menaçait de déclencher un nouveau déluge punitif, comme s’il voulait se venger du profond mystère qu’on venait de lui arracher.
Mais Tomás ne se laissa pas intimider et récita le poème comme s’il l’entendait encore de la bouche tremblante de son père ; il récita avec ferveur, avec passion, avec l’intensité de celui qui sait qu’il a trouvé son chemin et que son destin est de le parcourir.