— L’intelligence génère Dieu.
Greg fronça les sourcils et secoua la tête.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre…
— C’est très simple, murmura Tomás. L’humanité a été créée pour développer une intelligence encore plus sophistiquée qu’une intelligence biologique. L’intelligence artificielle. Les ordinateurs. Dans plusieurs centaines d’années, les ordinateurs seront plus intelligents que l’homme et dans quelques millions d’années, ils seront en mesure d’échapper aux changements cosmiques qui provoqueront la fin de la vie biologique. Les êtres vivants basés sur l’atome de carbone ne seront pas viables dans plusieurs millions années, lorsque les conditions cosmiques se modifieront, mais les êtres vivants basés sur d’autres atomes pourront l’être. Ce sont les ordinateurs. Ils vont se répandre aux quatre coins de l’univers et, établis en réseaux dans quelques milliers de millions d’années, ils deviendront une seule identité, omnisciente et omniprésente. Le grand ordinateur universel sera né. Le problème, c’est que sa survie sera menacée par le Big Crunch. Le grand ordinateur universel sera alors placé face à ce problème : comment échapper à la fin de l’univers ? La réponse apparaîtra d’une manière terrible. Il fit une pause. Il n’y a pas d’échappatoire, la fin est inexorable.
— Alors tout sera fini.
Tomás sourit, malicieux.
— Pas exactement. Il existe un moyen pour que le grand ordinateur universel puisse survivre.
Le cryptologue s’arrêta, comme s’il voulait créer un suspens.
— Lequel ? s’enquit l’Américain.
— Le grand ordinateur universel devra contrôler en détail la manière dont le Big Crunch se produira. Il devra tout contrôler selon une formule qui lui permettra de recréer le même univers après le Big Crunch, de sorte que tout puisse à nouveau exister. Tout, y compris lui-même.
— Tout recréer ?
— Oui, le grand ordinateur universel va disparaître avec le Big Crunch, mais, entre-temps, il concevra une formule qui lui permettra de réapparaître dans le nouvel univers. Cette formule impliquera une distribution de l’énergie d’une telle précision qu’elle permettra que réapparaissent dans le nouvel univers la matière, puis la vie et finalement l’intelligence, pour appliquer à nouveau le principe anthropique.
— Et quelle sera cette formule ?
Tomás haussa les épaules.
— Nous l’ignorons, c’est quelque chose de si complexe que seule une super intelligence pourrait la concevoir. Mais la formule existera un jour et sa conception est métaphoriquement inscrite dans la Bible.
— « Que la lumière soit ! » chuchota Greg, les yeux brillants.
— Tout à fait. Tomás sourit. « Que la lumière soit ! » Il inclina la tête. La formule de Dieu.
— Attendez un moment, coupa l’Américain, en levant les mains comme quelqu’un demande une pause. Vous insinuez que Dieu est un ordinateur ?
— Toute intelligence est informatique, répliqua le cryptologue sur un ton condescendant. C’est une chose que m’ont apprise les physiciens et les mathématiciens. Il tapota son doigt sur son front. L’intelligence est informatique. Les êtres humains, par exemple, sont des sortes d’ordinateurs biologiques. Une fourmi est un ordinateur biologique simple, nous sommes plus complexes. C’est la seule différence.
— Cette définition me semble un peu tirée par les cheveux….
Tomás haussa les épaules.
— Si cela vous gêne qu’on l’appelle grand ordinateur universel, nous pouvons aussi l’appeler… Je ne sais pas… intelligence créatrice, grand architecte, entité supérieure, ce que vous voudrez. Peu importe le nom. Ce qui importe, c’est que cette intelligence est le noyau de tout.
— Je vois.
— Einstein a conclu que l’univers existe pour créer l’intelligence qui générera le prochain univers. Tel est le software de l’univers, tel est l’endgame de l’existence. « Que la lumière soit ! » est une métaphore biblique pour la formule de la Création de l’univers, la formule que le grand ordinateur universel devra appliquer quand se produira le Big Crunch, la formule qui provoquera un nouveau Big Bang et qui recréera tout. Tout, y compris Dieu. Le but ultime de l’univers est de recréer Dieu et nous ne sommes que l’instrument de cet acte.
Les yeux de l’Américain se posèrent sur Tomás et Ariana. Il regarda le bout de papier que le cryptologue serrait entre ses doigts et comprit enfin le dernier secret d’Einstein : la révélation de l’existence de Dieu, le but de l’univers, le dessein de l’humanité.
— C’est… incroyable.
Tomás ne répondit pas, il ouvrit la porte de la voiture et regarda dehors. Il ne pleuvait plus ; un vent frais lui caressa le visage, léger et pur. De petites flaques parsemaient le trottoir et la route, transparentes, réfléchissant comme des miroirs le ciel bas, comme si la pluie avait tout lavé. La matinée devenait bleue, sereine et mélancolique. La lumière du soleil se répandait doucement, filtrée par les nuages qui s’éloignaient.
L’historien sortit, donna la main à Ariana pour l’aider à descendre. Les agents de sécurité américains, qui s’étaient réfugiés sous un chêne feuillu, s’approchèrent, encore ruisselants, en interrogeant Greg du regard, comme s’ils attendaient des instructions. L’attaché leur fit un signe silencieux avec la tête, tout allait bien, et les hommes se détendirent.
Avant de s’éloigner, Tomás se retourna vers la portière de la limousine et regarda Greg une dernière fois.
— C’est étrange que depuis si longtemps l’humanité en général ait eu l’intuition de la vérité intrinsèque cachée derrière l’univers, commenta-t-il.
— Que voulez-vous dire ?
— Avant de mourir, mon père m’a raconté que les hindous considèrent que tout est cyclique. L’univers naît, vit, meurt, entre dans la non existence et renaît à nouveau, dans un cycle infini, dans un éternel retour qu’ils appellent la nuit et le jour de Brahman. L’histoire hindoue de la création du monde est celle de l’acte par lequel Dieu devient le monde, lequel devient Dieu.
— Prodigieux.
Tomás sourit.
— En effet. Il respira profondément. Il m’a également cité un intéressant aphorisme de Lao Tseu, un poème taoïste qui renferme le secret de l’univers. Voulez-vous l’entendre ?
— Oui.
Un brusque souffle de vent agita les chênes, doux et violent arrachant des feuilles et ployant les silhouettes sombres qui entouraient la limousine mouillée. À présent, le ciel semblait hurler, d’une manière presque sinistre, comme s’il cherchait à rompre la douceur qui s’était installée après la pluie, comme s’il menaçait de déclencher un nouveau déluge punitif, comme s’il voulait se venger du profond mystère qu’on venait de lui arracher.
Mais Tomás ne se laissa pas intimider et récita le poème comme s’il l’entendait encore de la bouche tremblante de son père ; il récita avec ferveur, avec passion, avec l’intensité de celui qui sait qu’il a trouvé son chemin et que son destin est de le parcourir.
Un nouveau commencement.
Note finale
Lorsque l’astrophysicien Brandon Carter proposa, en 1973, le principe anthropique, une partie de la communauté scientifique entra dans un vif débat concernant la position de l’humanité dans l’univers et le sens ultime de son existence. Puisque l’univers est réglé pour nous créer, avons-nous un rôle à jouer dans cet univers ? Qui a conçu ce rôle ? Et, surtout, quel est ce rôle ?